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Le grand entretien

« Le mode projet fabrique du consentement à la surcharge de travail »

Le grand entretien | publié le : 23.01.2023 | Frédéric Brillet

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« Le mode projet fabrique du consentement à la surcharge de travail »

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Un nombre croissant de salariés opèrent dans le cadre d’une organisation par projet, mais ce modèle génère souvent un surcroît de stress dans les entreprises concernées. Tel est le bilan critique qu’en dressent deux sociologues du travail à l’issue de recherches approfondies menées dans trois centres d’ingénierie et de recherche.

Comment se définit l’organisation en mode projet ?

Elle se caractérise d’abord par un fonctionnement concourant qui consiste à exécuter simultanément les différentes phases et tâches relatives à un projet et non par un fonctionnement séquentiel traditionnel. La deuxième caractéristique renvoie à la mise en place d’un organigramme matriciel à deux dimensions et non simplement vertical par métier comme il en va dans le schéma traditionnel. Sur cette ligne verticale se superpose une ligne horizontale qui donne lieu à une équipe pluridisciplinaire, coiffée par un chef de projet. Dans ce système, chaque salarié se trouve donc rattaché à une ou plusieurs équipes projet temporaires, mais toujours à une seule équipe métier verticale pérenne.

Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à son impact sur la santé au travail ?

Nous avons l’un et l’autre étudié ces dernières années le fonctionnement en mode projet dans trois organisations : à la direction recherche-développement d’un grand énergéticien, dans le centre d’ingénierie d’un constructeur automobile et dans celui d’un constructeur aéronautique. Ces trois entités qui emploient essentiellement des ingénieurs et chercheurs ont connu des problèmes de santé au travail liés à la pression hiérarchique et à l’intensité des missions à accomplir dans des délais serrés.

Qu’apporte le recours à l’observation sur le poste de travail ?

Cette méthode peut mettre en évidence des pratiques en décalage avec les discours des personnes concernées lorsqu’elles communiquent leurs perceptions. L’observation permet de quantifier, par exemple, le temps consacré à chaque activité, de saisir l’intensité du travail et notamment le chevauchement des tâches. Ainsi, le repas, qui correspond normalement à un moment de détente, peut se transformer en réunion de travail pour tenir les délais. Autre phénomène constaté par ce biais, le travail multitâche. Nous avons vu des chefs d’équipes animer des réunions tout en saisissant le compte rendu à mesure qu’ils parlaient et en répondant à des mails… Mais quand on interroge ces salariés, ils ont tendance à sous-estimer l’intensité et la charge de leur travail. Ils trouvent normal de travailler tard le soir, de recevoir et d’envoyer des mails à toute heure.

Pourquoi la gestion en mode projet est-elle tant en vogue dans les entreprises ?

Parce que ses avantages tendent à dissimuler ses inconvénients et que, pour les dirigeants d’entreprises, les gains de temps et d’argent priment sur le reste : la gestion en mode projet permet en effet de réduire le délai de conception et de lancement de nouveaux produits. C’est aussi une forme d’organisation qui fabrique du consentement à la surcharge de travail et de l’engagement. En donnant aux différents métiers impliqués dans un projet plus d’autonomie et de possibilités de discussions sur des points techniques, l’entreprise valorise leurs compétences et les motive pour se donner à fond, bien plus que dans le modèle taylorien séquentiel. On leur promet en effet que le contact accru avec d’autres métiers va rendre leur travail plus intéressant, les enrichir intellectuellement et leur créer des opportunités de mobilité ou de développer leur réseau.

Quelles sont les dérives liées à cette gestion ?

Le mode projet accentue la pression sur les résultats, mais la temporalité diffère selon les cas. Dans un centre d’ingénierie, la pression joue davantage sur le court terme que dans un centre de R &amp ; D. Les ingénieurs sont stressés par les délais quand les chercheurs souffrent de ne pouvoir dégager du temps pour lire et rédiger des articles scientifiques. Dans certaines organisations, les salariés peuvent être redevables de leur équipe projet au détriment de leur appartenance à une équipe métier, ce qui peut les déstabiliser et susciter un sentiment d’isolement : au sein d’une équipe projet, votre métier n’en constitue en effet qu’un parmi d’autres et vous ne pouvez plus vous appuyer sur des collègues qui disposent des mêmes compétences que vous. Dans ce système, les équipes ne cessent de se composer, décomposer et recomposer, mais il faut être identifié comme fiable et performant pour participer aux projets les plus prestigieux. La concurrence est forte et cela conduit des salariés à s’engager sur des chantiers avec des moyens insuffisants ou des délais trop courts. Ce qui génère du stress et les conduit à s’épuiser. Enfin, le système matriciel implique que le chef de projet, en tant que coordinateur, gère le salarié sans disposer d’un pouvoir hiérarchique ou d’évaluation sur ce dernier. Les managers métier s’éloignent quant à eux de leurs collaborateurs qui participent chacun à parfois quatre ou cinq projets simultanément. Dans ces conditions, il devient compliqué d’accompagner et d’évaluer les n-1. Cet encadrement, constitué d’anciens ingénieurs et chercheurs qui sont devenus des managers métiers, peut alors éprouver un sentiment de perte de contrôle, compensé par le sentiment de vivre une mobilité sociale ascendante.

Vous pointez aussi le fait que le mode projet censé libérer les énergies génère de nouvelles contraintes…

Dans nos enquêtes, les chercheurs et ingénieurs se plaignent de la lourdeur des processus mis en place. Le mode projet exige en effet un intense travail de coordination et accroît le poids des tâches annexes. Certains de nos interlocuteurs nous ont expliqué qu’ils devaient dépenser toujours plus d’énergie à rendre compte de ce qu’ils font ou voudraient faire et à obtenir les moyens nécessaires, au détriment de leur métier. Dans le centre de recherche de l’énergéticien, les chercheurs estiment ainsi consacrer un tiers de leur temps à la recherche et deux tiers à répondre à des appels à projets, à constituer des équipes ou à faire du reporting pour rassurer leurs financeurs sur l’avancée ou le résultat de leurs travaux. Cela crée des tensions, car les meilleurs chercheurs ne sont pas forcément ceux qui savent le mieux se vendre et valoriser leur travail. Et ce, d’autant que les équipes internes de recherche peuvent être mises en concurrence avec des équipes opérant dans des pays à bas salaires. Le mode projet favorise en effet le découpage du travail d’ingénierie et de recherche et donc son externalisation au-delà de nos frontières. Et cette nouvelle concurrence renforce encore le stress et la pression.

Quel retour les directions des entreprises concernées ont-elles fait sur vos travaux ?

Elles reconnaissent un impact sur la santé tout en relativisant son ampleur. Il est vrai que leurs baromètres sociaux évitent généralement de poser la question du stress ou de la charge de travail, sauf en cas d’accident majeur. Mais les chiffres sont têtus : dans le centre de recherche de l’énergéticien et d’ingénierie du constructeur automobile organisé en mode projet, un tiers des salariés affirmaient par exemple se sentir en situation de surstress, forme pathogène du stress. Soit trois fois plus qu’à l’échelle nationale, puisque selon une enquête de la Dares, ce chiffre s’établit à 10 % pour l’ensemble des cadres et techniciens de l’industrie. Ce constat ne suffit pas à remettre en question la gestion en mode projet : tous les centres de recherche et d’ingénierie fonctionnent sur ce modèle réputé rentable sur le plan économique, malgré son coût sanitaire. Les employeurs font aussi valoir qu’ils ne demandent pas à leurs salariés de s’investir autant, que ces derniers le font de leur plein gré et parfois à leur insu. Pourtant, dans ces entreprises, c’est bien l’organisation du travail en mode projet qui incite chacun à dépasser ses limites pour rester dans la course…

Les auteurs

Guillaume Tiffon est professeur de sociologie et directeur du Centre Pierre Naville à l’université d’Évry Paris-Saclay. Spécialiste du travail, il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet, notamment Le travail disloqué (Bord de l’eau, 2021), qui analyse les effets de l’organisation par projet sur le travail des cadres.

Lucie Goussard est maîtresse de conférences en sociologie à l’université d’Évry Paris-Saclay et membre du Centre Pierre Naville. Elle mène depuis une quinzaine d’années des recherches sur l’organisation par projet et ses effets sur le travail et les travailleurs.

Auteur

  • Frédéric Brillet