Les conditions sont en partie réunies pour une diffusion massive de l’intelligence artificielle en entreprise, notamment en matière de recrutement. Cependant, certains obstacles doivent encore être franchis pour rendre les algorithmes plus efficaces. Revue de détail.
Sourcing, recrutement, évolution de carrière… : les outils fondés sur l’intelligence artificielle (IA) rendent déjà des services appréciables aux spécialistes des ressources humaines. Au moins à certains. Et à certaines conditions. « L’IA est désormais au point dans le recrutement, estime ainsi Yves Loiseau, dirigeant de Resource Lab, cabinet de conseil digital dans les RH. Dans ce domaine, cette technologie est très répandue et très mature. La technologie dite NLP (Natural Language Processing) parvient à un taux de reconnaissance de 90 %. C’est le cas aussi de la reconnaissance vocale et faciale. » Cependant, pour nombre d’équipes RH, l’IA n’est encore qu’un simple concept… « Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, près de la moitié des responsables ou décisionnaires RH travaillent dans des PME ou des TPE et ne disposent pas d’outils dédiés, que ce soit un système d’information de gestion des ressources humaines (SIRH) ou un Applicant Tracking Software (ATS) », rappelle Alexandre Stourbe, directeur général du Lab RH, structure où se rencontrent start-up et responsables RH des entreprises.
Autre obstacle majeur à la diffusion de l’IA : le parc informatique des RH. Ces directions ayant adopté des solutions logicielles plus tardivement que d’autres, « elles se retrouvent dans une situation complexe, relève Franck Michel, directeur marketing de Act/On Group, cabinet de conseil et fournisseur de solutions numériques. Ces fonctions ont gardé un mode de fonctionnement qui repose souvent sur des tableurs classiques. L’une des difficultés pour les RH reste l’accès à des données consolidées, à jour et accessibles en temps réel. C’est la première brique indispensable avant de penser à utiliser des algorithmes. Or les RH utilisent encore trop souvent des SIRH éclatés, élaborés en fonction de besoins précis comme la formation ou la paie, d’où la difficulté à consolider leurs données et les rendre accessibles, poursuit-il. Pour mettre en place le chômage partiel durant la crise sanitaire, il a fallu plusieurs mois à certaines entreprises, du fait de cet éparpillement des données et de la difficulté à les consolider. »
L’IA prend cependant une place croissance dans les RH, grâce au dynamisme des start-up spécialisées et à la propension des éditeurs de solutions RH à introduire de nouveaux algorithmes dans les solutions existantes et leurs nouvelles versions. « Les segments les plus investis sont le recrutement et l’évolution de carrière », note Alexandre Stourbe. La pénurie actuelle de candidats incite les recruteurs à recourir à des solutions permettant de repérer et de contacter le plus rapidement possible les meilleurs profils. L’IA répond à ces critères. Mieux encore : elle permet aussi d’élargir le vivier de candidats tout en limitant les risques. « Aujourd’hui, la pénurie est telle qu’il faut plutôt chercher des candidats disposant d’un savoir-être et de valeurs en harmonie avec celles de l’entreprise pour ensuite les engager dans une montée en compétences sur la partie hard skills », remarque ainsi Alexandre Stourbe.
De même, les parcours de carrière connaissent un changement de paradigme tout aussi radical. La disparition prochaine de certains métiers ou leur évolution vont solliciter de façon inédite le système de formation continue, selon le spécialiste du Lab RH. « Les entreprises vont devoir identifier les compétences dont elles auront besoin dans les années à venir, mais également les salariés disposant des capacités ainsi que de la motivation pour les acquérir. L’IA sera très utilisée pour aider les RH dans toutes ces étapes », assure-t-il.
Si efficaces soient-ils, les algorithmes n’ont pas encore atteint la perfection. Il leur manque souvent des jeux de données cohérents (lire encadré p. 6) et ils butent sur deux limites internes. Ils peuvent par exemple ne pas repérer une information pourtant essentielle. « Il est très difficile d’avoir un référentiel à jour de toutes les entreprises d’un secteur, estime ainsi Yves Loiseau. Or il suffit par exemple qu’une personne ne mentionne pas le terme “cosmétiques” pour indiquer le secteur dans lequel elle travaille, mais simplement le nom de son entreprise. Faute d’avoir utilisé le terme adéquat, elle ne sera donc pas retenue par l’algorithme. » L’autre limite des algorithmes tient à leur « culture RH » réduite. « Un humain sait qu’un plombier à des compétences dans la soudure, mais ce n’est pas forcément le cas d’un algorithme », poursuit Yves Loiseau.
Comment ces limites sont-elles repoussées ? D’abord avec des référentiels comme ROME, qui associent à chaque métier une série de compétences. L’algorithme va ainsi « savoir » qu’un plombier maîtrise la compétence « soudure ». L’autre méthode, encore plus simple, consiste à poser des questions aux candidats. Si un candidat ne satisfait pas tous les critères pour un poste dans une entreprise de cosmétiques, un algorithme peut lui demander s’il a une expérience dans ce domaine particulier, éliminant de cette façon la possibilité de le « rater ». La démarche a de l’avenir, estime Yves Loiseau. « Pour progresser, l’IA va devoir devenir “conversationnelle” afin de parvenir à des conclusions intéressantes pour les recruteurs. C’est en peaufinant cette étape qu’il sera possible d’améliorer en aval le scoring, puis l’examen par le recruteur », dit-il. Pour l’instant, du fait des modèles de données utilisés (lire encadré) et des limites des algorithmes, l’IA dévolue à la recommandation n’est pas encore mûre, mais le moment approche à grands pas avec l’enrichissement des modèles de données.
En attendant, les algorithmes rendent déjà de nombreux services à tous les stades du recrutement. À commencer par le premier, celui où il s’agit d’établir une stratégie de sourcing en combinant le type de poste à pourvoir avec le canal de diffusion de l’offre, explique Pierre Fallion, CEO de W Executive France. « En brassant les statistiques, l’IA permet d’évaluer la difficulté d’un recrutement en déterminant le nombre potentiel de candidatures qu’une stratégie donnée va susciter. L’IA permet donc de mesurer le niveau de sourcing par typologie de poste. Sur un poste et une localisation donnés, elle permet de déterminer si une diffusion classique sera suffisante ou s’il faut recourir à la “chasse”, voire enrichir l’offre avec la possibilité de télétravail, par exemple », dit-il. L’IA peut aussi aider à mieux rédiger l’offre elle-même. « A priori, cela peut sembler simple, mais l’absence ou l’ajout d’un mot peut faire varier de façon très significative le nombre de candidatures », souligne Pierre Fallion. Un bon algorithme permet en effet d’évaluer l’impact de l’usage d’un mot plutôt qu’un autre ou les variations autour de combinaisons de termes.
Après l’étape du sourcing proprement dite vient celle de la préqualification et du traitement des candidatures. À ce stade, les algorithmes de tri peuvent s’avérer très utiles, de même que les chatbots. Grâce à des échanges automatisés par SMS, ils assurent une vérification des informations, ce qui permet d’écarter les candidats qui auraient lu trop vite les offres ou qui ont mal évalué l’impact du changement de travail sur leur quotidien et celui de leur famille. D’autres usages sont possibles. « Au-delà des outils disponibles en mode SaaS, il y a des spécialistes en IA qui permettent de faire des études précises ou même de mesurer les performances d’un site de recrutement d’une entreprise, ajoute Pierre Fallion. L’appui dépend de la situation. » Sur les postes très pénuriques, l’IA devrait permettre de déterminer la meilleure stratégie de sourcing et, inversement, en cas d’abondance de candidatures, elle pourra les trier et évaluer le matching avec le poste, avec une rapidité et une précision inaccessibles à des équipes humaines.
Reste que ces avancées doivent aussi inciter à la prudence. Quasiment parée de toutes les vertus, l’IA reste un outil, rappelle Yves Loiseau. « Aujourd’hui, dans le domaine du recrutement, j’observe peu de méfiance de la part des parties prenantes – mais il en faudrait plus, en fait ! Si l’on fait confiance à l’IA pour extraire les données puis les classer, on court un risque qui tient à la croyance humaine que l’IA sait tout. Or c’est faux. D’où l’intérêt de l’IA conversationnelle de pouvoir compléter les données et repérer des candidats qui auraient été autrement écartés », dit-il.
Paradoxalement, l’IA pourrait aussi renforcer le rôle de conseil des équipes RH et des cabinets de conseil et les aider à faire évoluer les attitudes des entreprises vers plus de réalisme. C’est en tout cas la conviction de Pierre Fallion. « En objectivant le niveau de pénurie, elle renforce notre rôle de conseil. Quand un recrutement relève de la mission impossible, il faut convaincre les entreprises de devenir plus créatives, d’examiner les candidatures qui n’ont pas toutes les compétences, mais disposent du savoir-être pouvant assurer l’engagement et la réussite de la formation afin de pourvoir le poste. C’est une démarche gagnant-gagnant, car les personnes recrutées de la sorte sont plus stables dans le poste, comme le confirment les statistiques. Les personnes uniquement attirées par la rémunération vont partir plus rapidement, d’autant plus en période de forte inflation salariale », explique-t-il. L’un des effets inattendus de l’augmentation du coût de la vie pourrait donc bien être l’accélération de l’adoption de l’IA et une nouvelle approche du recrutement…
La recherche « affinitaire » peut-elle pallier les déficiences des modèles de données encore largement utilisés aujourd’hui (lire encadré p. 6) ? C’est la conviction de Franck Michel, directeur marketing du groupe Act/On, cabinet de conseil et fournisseur de solutions numériques pour les RH. « Dans le recrutement, la recherche affinitaire peut être un atout clé. Cette méthode permet de combiner des données recueillies sur les candidats (centres d’intérêt, etc.) grâce aux cookies autorisés durant leurs parcours Internet et de les associer aux données que fournissent ces mêmes candidats lors du processus de candidature. Il devient alors possible de leur proposer des offres plus personnalisées, correspondant mieux à leurs attentes et à leurs besoins, en phase avec leurs souhaits professionnels et extraprofessionnels. C’est une forme d’offre d’emploi “augmentée” qui assure un meilleur taux de transformation », assure-t-il.
Malgré leur efficacité, désormais largement attestée par les Gafam et sur les réseaux sociaux, les algorithmes d’IA peuvent ne pas fournir un résultat à la hauteur des attentes des équipes RH, rappelle le spécialiste Yves Loiseau, dirigeant de Resource Lab, cabinet de conseil digital dans les RH. « Aujourd’hui, les modèles de données ne prennent en compte que les besoins de l’entreprise et encore, de façon très partielle. Les offres sont classées selon le niveau de diplôme, l’expérience, les compétences, la profession, le type de contrat… Or ce ne sont pas les critères des candidats, dit-il. Ces modèles mesurent plus ou moins bien la distance qui sépare le candidat du poste, mais pas celle qui sépare le poste du candidat. Que veulent les candidats ? Savoir comment sont les gens dans l’entreprise, le temps de trajet entre leur domicile et l’entreprise, le prix du mètre carré dans la région pour évaluer leurs capacités d’accès à la propriété… Autrement dit, les entreprises utilisent des modèles informatiques anciens qui datent du temps où la satisfaction du salarié n’entrait pas en ligne de compte. Les entreprises se plaignent constamment de l’attrition et du manque d’intérêt des candidats, mais les modèles de données qu’elles utilisent sont incapables de leur dire qui, parmi tous les candidats, pourrait remplir la mission proposée et y trouver une satisfaction. La satisfaction du candidat est absente des modèles de données actuels. »