Si la compétition est un ressort important de l’activité économique, la coopération n’est pas moins nécessaire au fonctionnement des entreprises et des écosystèmes. À l’heure des transformations, qu’elles soient digitales, écologiques ou du monde du travail, la prise de conscience de la collaboration comme moteur clé s’accroît. Et invite à repenser le management, les stratégies et l’organisation. Décryptage.
Elle vient d’être citée par le Forum économique mondial, qui se réunit prochainement à Davos, comme l’une des trois compétences critiques dont les étudiants auront besoin dans les jobs de demain, aussi bien en tant que leaders que membres d’une équipe. Son nom ? La collaboration. Une notion bien connue des neurosciences, puisque nous serions en quelque sorte « câblés » pour cela. « À la naissance, les bébés ont une forte notion de collectif car notre cerveau est paramétré pour évoluer de cette façon et avoir les ressources nécessaires pour ce faire, notamment l’empathie, qui permet de se mettre à la place des autres et donc d’interagir en groupe », explique Emmanuelle Joseph-Dailly, anthropologue, directrice au sein du groupe Julhiet Sterwen, conférencière et enseignante en grandes écoles. Pourtant, plus tard, notre réflexe est souvent de faire tout seuls. « Le système fait que l’on s’éloigne de ces aptitudes parce qu’on ne les a pas cultivées au cours du parcours scolaire. Or en arrivant dans les organisations, on découvre qu’on en a besoin », poursuit-elle.
De fait, le monde économique ne tourne pas grâce à la seule compétition. « La compétition est sous-jacente dans la plupart des raisonnements stratégiques, puisque le but de la stratégie est précisément d’obtenir et de garder un avantage compétitif. Pour autant, ces raisonnements font l’impasse sur le fait que les entreprises ne fonctionnent jamais en compétition seule », relève Vincent Giolito, professeur associé à emlyon business school. Exemple, entre un fournisseur, un retailer et un distributeur, il faut bien des efforts des uns et des autres pour satisfaire le client final… Autre exemple de coopération au sein d’un écosystème, « Apple met librement à disposition des développeurs un certain nombre d’outils technologiques, même si certains sont payants et qu’il y a une commission sur la vente des applications dans Apple Store », développe-t-il. Mais au sein même des entreprises, les deux axes co-existent également, selon cet expert, dans les relations entre direction et équipes. D’une part, le système de management : un ensemble des règles écrites – process, procédures, évaluations annuelles… –, sous-tendu par la compétition pour des ressources limitées. D’autre part, le leadership qui, lui, peut plus ou moins valoriser le collectif.
Autrement dit, la compétition et la coopération, en réalité, se complètent. Et dans cette équation, la prise de conscience de la nécessité du collectif avance. « Dans l’univers digital, notamment, la notion de partage de valeur se fraye désormais un chemin de façon consciente, en complément des logiques de rareté. Les plateformes, notamment, sont obligées de penser coopération », poursuit Vincent Giolito. De même, ces entreprises ont besoin d’équipes agiles, les développeurs côtoyant les spécialistes du marketing, du design, de la relation client, de la data. Des équipes où l’on a besoin de l’expertise de l’autre pour pouvoir fonctionner, en somme. « La logique de coopération au service du client prend de plus en plus de place », affirme-t-il.
C’est même tout un changement de paradigme qui serait en passe de s’opérer. « Les concepts de stratégie ont été développés sur des prémisses de rareté. Aujourd’hui, cependant, du fait de la « glogitalisation » – globalisation et digitalisation – du monde, nous sommes dans un paradigme d’abondance », où tout est à portée de clic et livrable en peu de temps, avance-t-il. De quoi nécessiter des remises en question et tourner les stratégies et les organisations davantage vers la collaboration. « Si tout est disponible à tout moment et que l’on veut développer un business qui marche, il faut mettre plusieurs cerveaux à la place d’un seul », rappelle-t-il. Il faut s’intéresser différemment aux clients, aux fournisseurs et aux collaborateurs. Innover devient un impératif – et cela ne se fait pas en silos… Plus largement, Vincent Giolito invite les managers à s’intéresser au « servant leadership » – un concept où le manager se met au service de ses équipes et où le « nous » prend le pas sur le « vous » (lire encadré).
Accélération des transformations, instantanéité des échanges, avènement de l’intelligence artificielle… « Face à un environnement où nous naviguons en pleine incertitude, nous avons aujourd’hui conscience qu’il y a besoin du collectif, qui est un repère », abonde Emmanuelle Joseph-Dailly. Autre phénomène qui rebat les cartes et invite à repenser les pratiques managériales, le télétravail et, avec lui, la naissance du management hybride. Certes, le travail à distance permet souvent un meilleur équilibre de vie. « Mais l’apprentissage est un phénomène social et l’on a moins d’occasions [en travaillant en partie en remote], de confronter les idées et les perceptions au sein d’un collectif qui va permettre de résoudre les problèmes dans l’échange et le débat, analyse cette spécialiste. Nous devons donc véritablement repenser les mutations professionnelles en nous demandant à quoi cela va servir d’être ensemble. » Par exemple, venir au bureau pour des activités tournées vers le groupe, une manière de ressentir l’énergie et l’engagement des collaborateurs, repenser les espaces de rencontre ou retrouver la spontanéité dans les échanges. Bref, réinvestir le collectif différemment. Et pourquoi pas, plus largement, s’inspirer du monde du vivant… Les collectifs d’animaux sont en effet extrêmement performants et ont des capacités de résilience forte. « Ils ont des comportements qui fonctionnent de manière collective avec un minimum d’énergie dépensée et de la manière la plus efficace possible tout en résistant aux chocs et à l’agression extérieure », avance celle qui est également l’auteure de « La stratégie du poulpe », un ouvrage dévolu à la collaboration, l’innovation et la résilience des organisations.
Autre mutation inéluctable en marche, la transition écologique, qui pousse elle aussi à penser davantage collectif. « Tout enjeu commun sur lequel l’idée est de mettre les forces ensemble peut être motivant parce que c’est un objectif qui nous dépasse nous-mêmes. La RSE est ainsi un excellent levier pour donner envie de faire ensemble », estime Emmanuelle Joseph-Dailly. Porteuse de sens, la RSE inspire également des mobilisations originales sur le terrain. Ainsi du réseau Les Collectifs, qui revendique des milliers de salariés des différentes organisations regroupés au sein de cette association pour partager leur expérience et mieux verdir leurs entreprises respectives. Enfin, certaines entreprises n’ont pas tardé à s’emparer du collectif – au point de le mettre au cœur de leur culture. C’est ainsi le cas du caviste dijonnais Caves Carrière, qui en a fait un principe en appliquant des méthodes de management dans le sport à ses équipes et en incluant dans les primes des salariés l’impact de ces derniers sur la consommation énergétique, tandis que GT Logistics pratique les vertus du management participatif et cultive l’esprit d’équipe via les réflexions de groupe, l’actionnariat salarié, de même que la fierté d’appartenance (lire entretien). D’autant que les nouvelles générations, en quête de sens et conscientes des enjeux environnementaux, ont l’esprit d’équipe chevillé au corps. Autant d’éléments laissant présager que jouer collectif gagne désormais du terrain.
Un manager au service de son équipe : c’est le principe du « servant leadership », un concept révolutionnaire inventé dans les années 70 par le dirigeant d’entreprise et chercheur Robert K. Greenleaf, et qui fait l’objet d’un intérêt croissant dans le monde de la recherche. Son rôle : encourager, accompagner et donner des outils pour faire fonctionner les collaborateurs ensemble. Sa posture : « nous » plutôt que « vous ». Empathie, délégation de l’autonomie, de même qu’un attachement à la contribution de son équipe et de son entreprise à la communauté en font partie. Pour quels résultats ? « Les études menées montrent que plus un manager est reconnu comme servant leader, meilleures sont les performances de l’équipe en termes de bénéfices », note Vincent Giolito, professeur associé à emlyon business school. Par ailleurs, « un servant leader est responsable de son équipe et fait passer le message que tout le monde est responsable. La culture de coopération est une culture de responsabilité partagée », résume cet expert.