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Le grand entretien

« L’entreprise doit s’imposer comme un lieu de partage »

Le grand entretien | publié le : 09.01.2023 | Gilmar Sequeira Martins

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« L’entreprise doit s’imposer comme un lieu de partage »

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Deux ans après la pandémie qui a imposé le télétravail généralisé à toutes les activités qui pouvaient s’y prêter, de nombreux lieux de travail restent partiellement vides. Dans un livre à paraître en janvier : Les grands quartiers d’affaires à l’heure des choix, plusieurs spécialistes, sous la direction de Sophie Prunier-Poulmaire et Émilie Vayre, ont analysé les futurs possibles de ces espaces sommés d’évoluer.

Comment a évolué le rapport au lieu de travail ?

Il a considérablement évolué ces dernières années en raison de la pandémie, qui a imposé aux salariés une mise à distance de leurs lieux de travail. Mais pas seulement. Cette distance n’a pas été que spatiale, nous amenant à revisiter, repenser notre rapport au travail, à réinterroger sa centralité. Une question qui dépasse ainsi celle de l’aménagement des lieux de travail, pourtant essentielle au confort, au bien-être et à la construction de la santé des salariés. Se « sentir à sa place » est, dans ce cadre, une expression polysémique intéressante. Télétravail et flex office ont souvent été mis en œuvre simultanément pour gagner des mètres carrés et réduire les coûts. Difficile alors de décorréler les avis des salariés sur l’un et l’autre. Toutefois, le flex office n’est pas toujours plébiscité, car il pose un problème d’appropriation de l’espace : à l’impossibilité de le personnaliser vient s’ajouter, pour certains, le sentiment de perdre une partie de leur identité qui passait justement par cette appropriation intime de l’espace dédié. Télétravail et flex office complexifient la reconnaissance professionnelle et la coopération, ce qui, in fine, affecte la réalisation collective du travail. Ce duo a pour conséquence parmi les jeunes générations une forme de déperdition dans la construction informelle de l’expérience de travail. C’est en effet dans le collectif, auprès de ses pairs, en les regardant faire et agir que les plus jeunes apprennent aussi à résoudre les difficultés, à démêler « les nœuds quotidiens » du travail. Tous ces éléments diffus viennent constituer l’expérience et enrichir les compétences. Ces premiers pas dans l’entreprise au sein des collectifs de travail sont essentiels pour y prendre ses marques, être reconnu pour soi, pour ce que l’on fait, y tisser des liens solides et s’attacher à l’entreprise.

Quelles fonctions remplit le travail pour les jeunes ?

Tout passe par le partage de l’activité. Travailler, c’est faire société. Les jeunes générations, comme les autres, ont besoin de sécurité, de se sentir soutenus, reconnus, de former une « famille » professionnelle. Avec le télétravail, il devient plus complexe d’établir, puis de maintenir ce type de relation. L’éloignement rend plus difficile la construction de l’identité professionnelle et personnelle de même que le sentiment d’une aventure humaine collectivement portée et partagée. En étant à distance, les interdépendances – entre collègues, entre services – inhérentes au travail sont bousculées, pouvant ralentir la réussite de l’action collective. Or les Français entretiennent un rapport particulier au travail. Ils figurent en Europe parmi ceux qui lui accordent le plus d’importance et ceux qui souhaitent le plus voir la place qu’il occupe diminuer dans leur vie. La prise de recul à laquelle nous assistons aujourd’hui semble être le fruit d’une désillusion à la mesure d’une exigence essentielle et déçue.

Va-t-il falloir repenser le travail ?

Dans beaucoup d’entreprises, le télétravail est souvent négocié entre le salarié et sa hiérarchie, mais c’est à l’échelle du service, voire des services qu’il faut concevoir ces relations. Dans le quartier d’affaires de La Défense, un salarié a résumé lors d’un entretien un sentiment finalement très répandu : « Je veux bien revenir au siège social, à condition qu’il soit véritablement social, ce siège », c’est-à-dire qu’il soit un creuset humain plutôt qu’un endroit presque vide où l’on vient pour entrer en contact avec des collègues… en distanciel. Il faut repenser le télétravail et les espaces professionnels à l’échelle des activités partagées. C’est le contenu même du travail qui devrait guider l’organisation des espaces au sein de l’entreprise et régir celle du télétravail. Cela oblige à s’interroger sur la dynamique effective et réelle de l’activité afin de préserver le collectif – garant de la santé physique, psychique et mentale.

Quel rôle pour les managers ?

Ce qu’il faut ré-interroger, ce sont les organisations – et les managers ont un rôle essentiel dans cette dynamique. Il faut tout d’abord repenser les critères d’évaluation de ce travail nouvellement hybride et voir comment passer du contrôle à la confiance. Depuis trois ans, les managers sont ré-interrogés sur les façons de pratiquer leur métier. Ils doivent « repenser » leur activité, ce qui va exiger un changement total de paradigme. L’instauration pérenne du télétravail et du mode hybride est l’occasion pour les managers de se recentrer sur leur cœur de métier. Antérieurement submergés par le poids des reporting et des tableurs Excel, la transformation actuelle peut être l’occasion pour eux de retrouver l’essence même de leur métier, d’inspirer et d’animer les collectifs et de mettre le travail au centre des débats. Cela peut être un moment de réinvention des organisations, des pratiques managériales, des modes de travail. Les objectifs de qualité et de performance passent par une mise en débat de ce que peut être un travail bien fait, de qualité et qui donne du sens à l’investissement des salariés.

À quoi ressemblera l’avenir des lieux de travail ?

La « déspatialisation » du travail est à l’œuvre ! Le travail hybride devrait ainsi perdurer et le full remote, pour les raisons que nous avons évoquées, ne devrait pas se répandre. Le lieu de travail devra être conçu afin que ceux qui se rendent dans leur entreprise le fassent pour retrouver ceux avec qui ils ont concrètement des choses à faire et à penser en présentiel. Cela implique de revoir les organisations et d’envisager le travail non comme un acte solitaire ou isolé, ce qu’il n’est en réalité jamais, mais comme une œuvre collective, en équipe et entre équipes, pour retrouver le sens de ce que l’on fait et l’envie de revenir sur son lieu de travail. Un travail qui a du goût, c’est avant tout un travail dans lequel je peux pleinement m’investir, qui a du sens pour moi et pour la société tout entière, un travail dans lequel je peux me reconnaître avec fierté, y mettre un peu de moi-même. Avec d’autres. Il faut éviter d’user d’artifices comme cela a pu être le cas au Royaume-Uni, où certaines organisations ont accordé des primes et organisé des tombolas afin que les salariés reviennent en entreprise. Il y a d’autres leviers plus efficaces. L’entreprise doit s’imposer comme un lieu de partage autour de valeurs communes, autour de la réussite d’une activité. Certaines entreprises ont pris ce chemin et le duo télétravail-flex office n’est qu’une étape de cette démarche. Lorsqu’on écrit une histoire commune avec l’entreprise où l’on travaille, la distance spatiale ne réduit pas l’investissement professionnel et personnel. Faire société, c’est repenser profondément ce qui nourrit le rapport au travail et constitue le pacte social, voire moral, qui lie l’entreprise à ses salariés. Cela dépasse le lieu de travail mais en constitue une étape vitale.

Parcours

Docteure en ergonomie, Sophie Prunier-Poulmaire est depuis 2003 maîtresse de conférences en psychologie du travail et ergonomie. Responsable du master 2 Psychologie du travail et ergonomie à l’université Paris Nanterre, ainsi que de l’itinéraire Pédagogie ergonomie et santé au travail, elle est également membre du Laboratoire parisien de psychologie sociale (LAPPS). Depuis 2017, elle remplit également la fonction de vice-présidente de l’université Paris Nanterre.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins