logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le grand entretien

« En matière de religion, les conflits sont rares »

Le grand entretien | publié le : 19.12.2022 | Frédéric Brillet

Coordonné par trois enseignants-chercheurs, l’ouvrage collectif Fait religieux au travail et management, publié chez EMS, dresse un bilan précis du phénomène et de la manière dont les entreprises peuvent le gérer, en s’appuyant sur une législation et une jurisprudence qui ne cessent de s’étoffer.

Comment a évolué la prise en compte du fait religieux par les entreprises ?

Hugo Gaillard : Les grands constructeurs automobiles qui emploient de la main-d’œuvre immigrée souvent musulmane ont joué un rôle pionnier dès les années 70, en accordant certains aménagements, comme la possibilité de prier au travail ou d’aménager les horaires pendant le ramadan. En 2008, l’affaire Baby-Loup pose la question des limites et des espaces de l’expression religieuse au travail. En parallèle, la Charte de la diversité, en 2007, conduit les salariés à exprimer plus largement leur identité au travail, y compris la facette religieuse. Le besoin de régulation apparaît donc à la rencontre entre affaire médiatique et évolution sociétale, dans un contexte français de laïcité : le modèle français n’est en effet ni religieux ni antireligieux, mais bien a-religieux, comme le montrent les auteurs de cet ouvrage collectif.

Quel rôle jouent les DRH et managers sur ce sujet ?

H. G. : Un rôle de régulateur. Il revient aux managers de fixer un cadre clair et de le faire respecter en privilégiant le dialogue. Ce rôle est parfois mal compris, ce qui peut créer un malaise ou entraîner des débordements en cas de forte pression religieuse. Les DRH doivent alors les aider à réguler le fait religieux, au besoin en les formant, ce que font de grandes entreprises comme Orange, un cas d’entreprise évoqué dans ce livre, mais aussi en étant fermes sur les faits transgressifs.

Quel cadre juridique régit la religion au travail ?

H. G. : Dans la fonction publique, les agents publics ont une obligation de neutralité car ils portent des missions liées à la puissance publique. Dans le privé, toute restriction à l’expression religieuse doit être légitimée par la nature de la tâche et proportionnée au but recherché. Très concrètement, par exemple, on ne peut pas interdire un signe religieux partout et en tout temps, et quand on le fait, cela doit être pour des raisons liées à l’image, l’intérêt commercial, l’hygiène, la sécurité, l’interdiction du prosélytisme ou le bon fonctionnement de l’entreprise. Ainsi, interdire l’expression religieuse des salariés en contact avec le client est possible, mais seulement lorsqu’ils sont effectivement en contact avec le client. La loi Travail de 2016, premier texte qui aborde spécifiquement l’expression religieuse dans le privé, acte tout cela en contextualisant. Elle rappelle les critères légitimant l’interdiction et incite les employeurs à s’appuyer sur un règlement intérieur pour définir les restrictions, qui ne peuvent s’appliquer à une seule religion, sous peine d’être discriminatoires.

Est-ce à dire qu’un règlement intérieur interdisant toute expression de religiosité pour tous les postes sans raison précise est illégal ?

Lionel Honoré : A priori oui, d’autant plus que les dispositions incluses dans ce règlement intérieur, pour ne pas être contestables, doivent viser l’expression des convictions religieuses mais aussi politiques et philosophiques. Il ne faut pas oublier que le principe central de la loi n’est ni la neutralité ni la laïcité, mais la liberté de manifester ses convictions de toute nature. L’entreprise, qui n’est ni une démocratie ni une dictature, peut restreindre cette liberté mais ni totalement, ni sans bonnes raisons. La contrainte peut exister mais elle doit être juste, équitable et fonctionnelle. Elle doit permettre de bloquer les comportements dysfonctionnels mais laisser une place centrale au pragmatisme et au dialogue. Les situations de tension et de conflit existent mais sont rares. Cet équilibre de la loi a ses avantages : on ne peut pas demander aux salariés une implication toujours plus personnelle au travail en refusant une partie de ce qu’ils sont en tant que personnes.

Comment évoluent les normes européennes sur ce sujet au regard de leurs homologues françaises ?

L. H. : Une convergence se manifeste depuis le début de ce millénaire. En France comme dans le reste de l’Union, la loi permet de restreindre la liberté religieuse au travail afin d’assurer le bon fonctionnement de l’organisation, pour peu qu’existe une règle qui définisse la portée de cette restriction, que cette règle assure un traitement équitable des situations et ne soit ni stigmatisante ni discriminante. Cette logique s’est construite au fil des arrêts et des textes juridiques tant au niveau européen que français.

Le sujet de la religion au travail suscite-t-il plus de crispations et tensions en France qu’ailleurs ?

L. H. : La France n’est pas un cas singulier. La question de la place de la religion au travail se pose dans tous les pays occidentaux, en Europe comme en Amérique du Nord. Les contextes sont différents, bien sûr, mais partout, les questions sont celles de l’articulation des libertés individuelles entre elles, d’une part, et dans le cadre de la recherche du bien commun, d’autre part. Les instances européennes ont rendu des avis et des arrêts qui concernent autant la France que le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne ou l’Italie.

Au-delà des signes religieux, quels sont les points de friction les plus fréquents entre le fait religieux et les pratiques ou l’organisation du travail ?

Géraldine Galindo : Les traditions alimentaires et l’organisation de la prière en termes de temps et d’espaces de recueillement sont toujours et encore l’objet de discussions dans des entreprises. Mais ces situations donnent moins souvent lieu à des frictions et font l’objet de compromis constructifs. En revanche, les sujets autour des comportements suscitent des frictions et des interrogations. Refuser de serrer la main d’une personne du sexe opposé, de recevoir des directives d’une femme ou de manipuler un objet préalablement utilisé par une femme sont autant de cas litigieux qui renvoient tant à la question religieuse qu’au vivre ensemble.

Y a-t-il des affaires similaires à Baby-Loup concernant d’autres religions que l’islam ?

G. G. : Récemment, un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation (02/22) a validé le licenciement pour cause réelle et sérieuse d’un salarié hindou refusant une mutation qui le conduisait à travailler dans un cimetière. Mais force est de constater que l’islam focalise beaucoup plus l’attention que d’autres religions. Les situations associées à la religion juive sont moins visibles. Cela peut tenir au fait que les salariés très pratiquants trouvent à s’employer dans des entreprises qui acceptent leurs demandes parce qu’elles les partagent. Ce n’est évidemment qu’une explication parmi d’autres. En outre, l’intégration des chrétiens et juifs dans les sphères professionnelles est bien plus ancienne que celle des musulmans. Certaines pratiques religieuses contraignantes comme le ramadan peuvent affecter la productivité voire la sécurité dans certains métiers physiques.

Est-ce un sujet de préoccupation pour les entreprises ? Comment le gèrent-elles ?

G. G. : Chaque année, le sujet du ramadan questionne les entreprises qui emploient une majorité de salariés de confession musulmane. Même si les managers et directions ne sont pas obligés d’adapter l’organisation du travail, ils ne peuvent escamoter ce sujet, d’autant qu’ils sont responsables de la préservation de la santé et de la sécurité de leurs salariés. Les employeurs peuvent dès lors imposer aux salariés de ne pas exercer certaines tâches prolongées et dans des conditions extrêmes. Mais ces situations claires restent minoritaires car il faut pouvoir démontrer du danger, souvent grâce à des précédents. La plupart donnent lieu à des aménagements. Les entreprises se réfèrent donc à ces principes de santé et de sécurité pour revoir les plannings, anticiper les horaires de travail, prévoir des pauses plus fréquentes. Elles sont dans des recherches d’accommodements raisonnables, sans pour autant révolutionner leurs pratiques, ni faire subir aux autres salariés ces changements transitoires.

Comment faire quand les équipes sont mixtes ?

G. G. : Cette question des équipes de croyances religieuses mixtes est centrale. On le voit notamment avec le cas américain. Alors que dans ce pays, la liberté de chacun prédomine, comment être alors certain qu’aménager les horaires de travail pour les uns (lors du ramadan ou en permettant, par exemple, à certains de ne jamais travailler le samedi) n’implique pas des désagréments majeurs pour d’autres, qui n’ont pas d’autres choix que de travailler à ces horaires ? Au sein d’une équipe, cette question est encore plus prégnante et contrainte. Mais on pourrait le voir aussi de manière positive. Travailler avec des personnes qui ont des identités religieuses différentes peut amener à plus de compréhension mutuelle, ce qui peut servir dans bien d’autres contextes que celui du religieux.

À quoi peut-on s’attendre dans l’évolution du droit et dans la gestion du fait religieux ?

G. G. : Il est difficile d’anticiper les orientations à venir des règles de droit. Mais il serait risqué de vouloir encore légiférer sur le sujet et ajouter de la confusion. Les entreprises sont plus armées, à travers des guides, chartes et outils, pour faire face à des demandes, voire des revendications. Mais attention, cela ne signifie pas qu’elles sont à l’abri. De nouveaux cas émergent sans cesse, plus difficiles à gérer car associés partiellement à la religion. Par exemple, une barbe longue constitue-t-elle obligatoirement un signe religieux ? Et dans la mesure où les individus cherchent de moins en moins à séparer leurs identités, j’aurais des difficultés à prévoir un recul de la visibilité des signes religieux au travail. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils seront plus problématiques.

Parcours

Hugo Gaillard est maître de conférences en management durable des ressources humaines à Le Mans Université, et travaille sur l’expression religieuse au travail depuis sa thèse de doctorat en 2016.

Géraldine Galindo est professeure en management des ressources humaines à l’ESCP Business School. Elle a animé différents clubs d’entreprises et conduit des recherches sur la religion au travail depuis 2009.

Lionel Honoré est professeur des universités à l’IAE de Brest et directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (Ofre), qui publie un rapport annuel avec l’Institut Montaigne.

Auteur

  • Frédéric Brillet