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Reportage

Conflit : Travailler sous les bombes

Reportage | publié le : 12.12.2022 | Ludovic Hirtzmann

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Conflit : Travailler sous les bombes

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Une délégation d’entreprises informatiques ukrainiennes a participé au récent Web Summit de Lisbonne, gigantesque rendez-vous de l’Internet, pour parler des conditions de travail dans le secteur en temps de guerre. Et de la résilience de tout un peuple.

C’est au cœur des pavillons de l’Exposition universelle de Lisbonne de 1998 que près de 70 entrepreneurs de la tech ukrainienne s’étaient donné rendez-vous au début novembre, pour le Web Summit. Moyenne d’âge : moins de 30 ans et surtout, de loin les visages les plus rieurs parmi tous ceux des participants à la grand-messe annuelle de l’Internet en Europe, qui réunit quelque 1 500 start-up et plus de 70 000 personnes. Sur les stands des entreprises ukrainiennes, la ville d’origine renvoie à la guerre : Kyiv (Kiev), Kharkiv… Le pavillon ukrainien, et en particulier un petit robot brandissant le drapeau jaune et bleu, a attiré les foules.

Dans un secteur ukrainien des technologies de l’information qui compte 300 000 salariés et 5 000 entreprises, la majorité des sociétés sont restées dans le pays, malgré les hostilités. Selon la Banque nationale d’Ukraine, « le volume des exportations de services informatiques pour le premier semestre 2022 a atteint 3,74 milliards de dollars, soit une croissance de 23 % par rapport à 2021. Les start-up et les entreprises de la tech ukrainienne ont réussi à lever 350 millions de dollars de fonds sur les six premiers mois de cette année. » Si l’immense majorité des entreprises ukrainiennes ont choisi de ne pas partir à l’étranger à la suite de l’invasion russe, la plupart ont dû toutefois transférer leur activité des zones touchées par les combats vers des régions plus à l’abri des bombes.

Soutien aux salariés et aux familles

« En moins de deux semaines, nous avons délocalisé 2 800 salariés et leurs familles vers l’ouest du pays, notamment à Lviv », confie Denys Smirnov, porte-parole de Sigma Software Group, une entreprise de logiciels basée à Kharkiv. « Il a fallu mettre en place des cellules de soutien psychologique pour aider des collaborateurs très affectés par la guerre, mais aussi pour les enfants. Certaines familles ont tout perdu », poursuit-il.

Aujourd’hui, à l’image de Sigma Software, de nombreux entrepreneurs du secteur continuent d’embaucher et d’ouvrir des bureaux à l’étranger, ne serait-ce que pour soutenir l’économie du pays et l’effort de guerre, par écrans interposés. « Une cinquantaine d’hommes de Sigma Software ont été enrôlés dans les forces armées ukrainiennes ou se sont portés volontaires. L’entreprise paie l’entièreté de leurs salaires pendant qu’ils défendent la patrie », précise Denys Smirnov. Maksym Liashko, le PDG de l’entreprise d’informatique Parimatch Tech, qui développe des solutions de marketing pour l’industrie mondiale du spectacle et des loisirs, avoue de son côté que les dirigeants d’entreprises « ne croyaient pas à la possibilité d’une telle guerre. Au début, nos entreprises se sont arrêtées de fonctionner. Nous n’étions pas préparés. Nous allions tous aux abris. Puis, avec le temps, nous avons appris à détecter le son et la direction des missiles. Désormais, nous cherchons à savoir s’il y a danger, et dans ce cas seulement, nous allons dans les bunkers ». Travailler dans des abris est devenu quelque chose de normal. En revanche, enchaîne Denys Smirnov, « nous étions préparés pour les cyberattaques. Pour nous, la guerre cyber avait commencé en 2014 (NDLR : lors de la guerre du Donbass) et en décembre et janvier de cette année, nous avons fait face à un nombre considérable de cyberattaques. »

Iryna Lorens, cofondatrice de Weld Money, qui propose une carte de crédit en cryptomonnaie, souligne pour sa part que la blockchain a sauvé des vies en Ukraine en se substituant aux banques. L’Ukraine a récolté 178 millions de dollars de donations au 30 septembre dernier via les cryptomonnaies, une alternative à un système bancaire parfois difficilement opérationnel.

En somme, « en Europe et dans le monde, notre pays doit être connu non seulement pour le courage de l’armée ukrainienne, mais aussi pour le potentiel extraordinaire de nos jeunes talents de la communauté informatique », conclut Vasyl Khmelnytsky, le fondateur de la société UNIT. City, qui gère le plus grand centre d’innovation tech du pays.

L’investissement de toute une nation

Mais la grande force des entrepreneurs ukrainiens prend sa source dans leur solidarité. « Nous partageons nos expériences entre entreprises », souligne Maksym Liashko. Sans oublier la capacité exceptionnelle des patrons ukrainiens à se vendre et l’investissement personnel de leurs vedettes. Ainsi, aux côtés d’entrepreneurs, le champion des poids lourds de boxe, Oleksander Uzyk, a fait lui aussi la promotion de son pays au Web Summit de Lisbonne. « Les athlètes sont très motivés. On n’abandonne pas. On ne peut pas car il n’y a rien derrière. Je gagne de l’argent pour aider mon pays », tranche-t-il.

La première dame, Olena Zelenska, avait également fait le déplacement au Portugal, de même que de nombreux ministres, dont Mykhailo Fedorov, vice-Premier ministre et ministre de la Transformation numérique. « L’infrastructure numérique a prouvé sa résilience lors de cette invasion. Notre équipe a une grande vision pour faire de l’expertise en matière de technologie militaire et de solutions de sécurité la première exportation de l’Ukraine. Pour ce faire, nous avons tout ce qu’il faut : des personnes talentueuses et éduquées, un écosystème de start-up en pleine croissance, une expérience unique en temps de guerre et probablement la chose la plus importante, le courage de se battre pour un avenir radieux », a ainsi assuré Mykhailo Fedorov.

Si le secteur de la tech résiste, c’est aussi en partie grâce à l’aide des États-Unis, de l’Allemagne ou du Canada. En revanche, la France n’est jamais citée par les entrepreneurs ukrainiens… Et le PDG de Microsoft, Brad Smith, a annoncé une aide de 100 millions de dollars de la part de son entreprise à l’Ukraine lors du sommet, portant le total du soutien de Microsoft à près de 400 millions de dollars depuis le début de la guerre. De plus, le ministre de la Transformation numérique, Mykhailo Fedorov, n’a pas caché que son pays cherchait de nouveaux partenaires industriels pour conserver un accès à Internet, après des tensions avec Elon Musk. Ce dernier, qui avait offert gratuitement son système Starlink, au début de la guerre, permettant ainsi à l’Ukraine de bénéficier d’un réseau de satellites et de la fourniture d’une connexion à Internet, de nature à aider l’armée à unifier son action, a en effet récemment remis en cause sa propre initiative…

Auteur

  • Ludovic Hirtzmann