logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Tendances

« Ce qui compte avant tout pour les salariés, c’est la qualité du travail »

Tendances | publié le : 28.11.2022 | Benjamin d’Alguerre

Échange à bâtons rompus entre Benoît Serre, DRH de L’Oréal France et président délégué de l’ANDRH, et Hélène de Saint Germain, avocate associée en droit du travail au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel, pour décrypter, au-delà de l’hybridation du travail, les révolutions en cours.

Les entreprises ont-elles pris l’hybridation du travail à bras-le-corps ? Pensent-elles à préserver la qualité de vie au travail, au bureau comme en télétravail, et l’équilibre de vie des collaborateurs ?

Benoît Serre : D’abord, 80 % des accords télétravail ne prévoient que deux jours de travail à domicile par semaine. Les grandes entreprises américaines qui ont voulu instaurer le tout-télétravail ont vite fait marche arrière, face au caractère ingérable du télétravail à plein temps. Les meilleures technologies du monde ne remplacent pas la présence des gens. Sans présence, l’entreprise n’existe plus. C’est une réalité à garder en mémoire : si tout le monde est en télétravail, rien n’empêchera un dirigeant de délocaliser massivement. Le travail fait par un télétravailleur français peut parfaitement être réalisé par un télétravailleur en Inde ou depuis la Silicon Valley. Les 35 heures ont déjà tué les « temps inutiles de management » – ces temps informels qui font le lien social dans les entreprises – le tout-télétravail risque de tuer le lien social qui subsiste encore. On a longtemps cru que la révolution du travail viendrait du digital, mais en réalité, elle est dans l’adaptation du travail à la vie personnelle. C’est un vrai sujet de rupture entre les anciennes générations et les plus jeunes, d’ailleurs.

Hélène de Saint Germain : Et ces nouvelles générations ont les moyens de cette rupture ! La transformation digitale, associée aux angoisses sur le climat, fait qu’il existe des demandes fortes et collectives de rééquilibrage du travail et de responsabilité des entreprises. Ces requêtes se font de plus en plus pressantes et les employeurs vont devoir se mettre au diapason. Si les entreprises peuvent être armées technologiquement pour assumer le tout-télétravail – et elles sont loin de toutes l’être –, elles sont nombreuses à ne pas s’être dotées de cadre juridique interne et des process, des équipes et des moyens adaptés… Or même si le Code du travail consacre des dispositions au télétravail, il n’est pas fait pour le tout-télétravail ou la liberté totale et incontrôlée d’organisation du salarié. Un salarié peut-il, par exemple, disposer de son vendredi en indiquant à son manager qu’il rattrapera le temps perdu le dimanche suivant ? Le droit du travail ne l’autorise pas. De même qu’un collaborateur ne peut pas choisir de travailler la nuit. On en arrive à la situation absurde où certaines entreprises bloquent leurs accès Internet à partir de certaines heures pour empêcher les salariés d’y accéder, afin de ne pas être accusées d’encourager le travail en dehors du temps légal ou de ne pas respecter les temps de repos ! Le droit de l’Union européenne, dont une partie non négligeable de la jurisprudence influe sur le droit français, rappelle aussi l’obligation pour l’employeur de contrôler la durée du travail – ce qui inclut le salarié en télétravail ou en forfait jours.

B. S. : Par ailleurs, je crois qu’il faut fixer des limites à cette invasion de la QVT dans le cadre du télétravail : les directions des ressources humaines ne vont tout de même pas devoir visiter les domiciles des collaborateurs pour vérifier si ceux-ci sont installés correctement ! On a tendance à oublier que ce qui compte pour les salariés, c’est d’abord la qualité du travail – au moins autant que celle de l’environnement de travail. En clair : moins de salles de sport et de baby-foot dans les entreprises et plus d’organisation du travail qui permet d’équilibrer les temps de vie. On remarque d’ailleurs que les demandes de crèches à proximité du lieu de travail, très prisées au début des années 2000, s’écroulent au profit de demandes de crèches proches du domicile. La QVT change d’époque !

H. S. G. : Mais elle est dans l’air du temps : l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail propose d’ailleurs des kits pour associer télétravail et QVT. Le management devient horizontal. Le manager doit veiller à l’épanouissement de l’équipe et intégrer dans l’équation le droit du salarié à pouvoir avoir une vie personnelle. Le droit à la déconnexion en est une illustration. Cela conduit à prendre en compte dans l’organisation du travail la vie personnelle et au-delà, les contraintes personnelles des équipes, et ainsi à mettre en place une organisation du travail à l’écoute et respectueuse des équilibres vie personnelle-vie professionnelle. Offrir une bonne qualité de vie au travail préserve également des risques psychosociaux, de même que cela satisfait à l’obligation de sécurité et de santé au travail, et plus généralement à l’obligation de prévention qu’ont les employeurs.

Va-t-on assister à une révolution culturelle du management ?

B. S. : Elle est déjà là en grande partie. On a connu depuis la fin des confinements beaucoup de débats sur la productivité du télétravail. La réalité, c’est que les salariés ont reproduit à distance ce qu’ils pratiquaient sur site. Ceux qui travaillaient peu en entreprise ont peu travaillé à domicile et inversement. Dans le même temps, on a commis l’erreur de former les managers au management à distance comme s’il s’agissait de management in situ. Cependant, la période du télétravail forcé que nous avons vécue a permis de révéler des talents. Des managers très efficaces en présentiel se sont révélés décevants à distance et, à l’inverse, des managers moyens sur site ont montré des compétences inattendues en distanciel. Ce que ça révèle, surtout, c’est que l’ère du « manager-soleil » est terminée. Fini, le leader charismatique. Un bon manager est celui qui donne du sens au travail, qui associe les collaborateurs au projet et qui gère par la confiance plutôt que par le contrôle. En outre, l’acquisition des soft skills, dont on parle beaucoup, concerne les managers autant que les autres. Cela va demander un vrai changement de profil chez les managers et une déhiérarchisation dans les entreprises au profit d’une nouvelle subsidiarité. En clair : il faut que les entreprises arrêtent de mettre des chefs partout !

 

Quelles sont les bonnes pratiques mises en place sur le terrain ?

B. S. : Difficile à dire, car pour l’instant, peu de travaux ont été réellement menés sur les questions de qualité du travail. Le salarié qui ne trouve pas de sens à son travail, que l’on noie sous les demandes de reporting ou les travaux répétitifs finira par décrocher, c’est une évidence. Après ce que nous avons traversé, les salariés supportent de moins en moins les « petits chefs » et face à ce mode de direction, deux solutions s’offrent à eux : la rébellion, qui se traduit par un départ de l’entreprise, une démission ou un licenciement, ou la résistance passive : ils se contentent d’en faire le moins possible. Mais le management n’est pas seul en cause. Les directions doivent comprendre que l’époque a changé. Si un manager fait ce qu’il faut, donne du sens au travail, motive ses équipes, répartit équitablement la charge de travail, mais qu’au-dessus, sa hiérarchie bloque, on en revient au point de départ et à la démotivation des salariés. Il faut aussi reconnaître et valoriser l’expertise au même titre que le management, car c’est le seul moyen de rendre du pouvoir au terrain et de proposer des parcours d’évolutions professionnelle et salariale à tous. En France, c’est difficile, car nos modèles de rémunération sont trop pyramidaux. On rémunère le statut plutôt que l’expertise. Il faut corriger cette tendance.

 

Comment remotiver ces salariés en travail hybride ?

H. S. G. : Par la mise en place d’actions donnant au salarié un vrai sentiment d’appartenance à un collectif. Cela peut passer par du team building, du coaching, le partage de moments de convivialité. Certains disent que c’est invasif, mais tout dépend de la manière de faire. Au-delà, il est fondamental d’intéresser les salariés aux résultats de l’entreprise. Les entreprises françaises fonctionnent encore de façon féodale : on doit loyauté à son patron qui, en retour, doit secours et assistance en cas de difficulté. C’est d’ailleurs en partie pour cela que les licenciements collectifs et les plans de sauvegarde de l’emploi sont si mal perçus, parce que l’on considère que la loyauté justifie le maintien du lien à tout prix. Ce n’est plus le cas. Une entreprise est un endroit dans lequel on passe un moment de vie et que l’on peut quitter, que ce soit par une démission, une rupture conventionnelle, un licenciement ou un plan de licenciement. Cette idée est très ancrée chez les jeunes générations. Or les entreprises embrassent encore trop souvent cette vision féodale. Si les employeurs veulent attirer les talents et les conserver, ils doivent fédérer, créer un sentiment d’appartenance, faire évoluer les compétences de leurs collaborateurs, les intéresser aux résultats… et le faire à tous les étages.

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre