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Débat : Comment bien gérer les nouveaux modes de travail

Tendances | publié le : 28.11.2022 |

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Débat : Comment bien gérer les nouveaux modes de travail

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Sous les auspices d’Entreprise & Carrières, le 7 novembre dernier s’est tenue une table ronde sur l’hybridation du travail, dont le but était de débattre des enjeux et de donner des pistes de réflexion et d’action aux DRH. Réponses à sept questions clés.

1 L’hybridation du travail est-elle vraiment une nouveauté ?

Charles-Henri Besseyre des Horts : Ce n’est absolument pas une « new way of working ». Cela fait plus de 30 ans que l’on peut faire du télétravail. Le BlackBerry, par exemple, a été le premier outil révolutionnaire. Et je le cite très souvent car il a été le premier qui permettait d’avoir les mails dans sa poche. Mais ce qui a été révolutionnaire, c’est évidemment l’ampleur du phénomène.

Hélène Gemähling : Est-ce que la technologie existait ? Certes, mais pas dans toutes les entreprises… Il y a désormais une ouverture sur le télétravail qui n’était pas là il y a 30 ans. Si l’on n’était pas en proximité physique de ses équipes, on avait l’impression que l’on perdait tout.

Maud Roppenneck : Chez Engie Global Business Support, nos accords de télétravail ont été votés depuis 2016-2017, ce n’est donc pas nouveau… mais nous étions sur un jour de télétravail. Nous laissions cependant la possibilité d’un deuxième jour. Et nous étions vus au niveau du groupe Engie comme plutôt avant-gardistes !

Martin Richer : Le télétravail, voire le travail à distance n’est pas le travail hybride. Le travail hybride est un environnement de travail qui articule les tâches effectuées en présentiel et les tâches effectuées en distanciel. Le mot important ici, c’est « articulation » sinon ce n’est pas du travail « hybride » mais du travail « juxtaposé ». On pourrait parler d’environnement de travail juxtaposé, ce que font 95 % des entreprises aujourd’hui. Mais l’hybridation signifie s’interroger sur cette question d’articulation et nécessite de revoir notamment le process RH : « Comment fait-on l’onboarding lorsqu’une partie est en présentiel et l’autre partie en distanciel ? », « Comment mène-t-on l’évaluation des salariés ? ». Il faut prendre l’ensemble des process RH un par un, y compris le dialogue social, ou des sujets qui paraissent un peu loin de la problématique, et les repenser. Et ça, il y a très peu d’entreprises qui l’ont fait jusqu’au bout.

Maud Roppenneck : Après le confinement, il nous est effectivement apparu nécessaire de repenser notre organisation du travail, de raisonner non plus à partir de la seule question du télétravail, mais d’interroger de façon plus large l’organisation du travail. Nous avons donc réouvert les négociations et conclu deux accords en juin 2022, dans lesquels il est bien question d’organisation du travail. Nous y évoquons le télétravail parce qu’il s’y encastre, mais nous y parlons aussi de présence sur site et d’articulation entre les deux.

Ségolène Jarry-Chartier : Nous avons procédé de la même manière. Pendant le confinement d’octobre 2020, nous avons signé un accord sur les nouvelles organisations du travail.

2 Quels sont les risques ?

Maud Roppenneck : L’isolement, les risques psychosociaux (RPS), mais aussi les questions soulevées sur l’engagement ou le sentiment d’appartenance à l’entreprise sont des enjeux que nous avons identifiés dès le confinement, car si l’on ne pouvait pas retourner sur site, les recrutements cependant se poursuivaient. Le vrai sujet est celui de l’embauche parce que pour les salariés déjà en poste, le sentiment d’appartenance s’inscrit dans la continuité. La question qui se pose en réalité, c’est de savoir comment embarquer les nouveaux collaborateurs.

Il faut, à mon sens, veiller à ne pas idéaliser le mode hybride. Il est nécessaire de rester vigilants car cela déshumanise aussi cette relation de travail. Que ce soient nos organisations syndicales, nos organisations du personnel, les managers, les collaborateurs et nous-mêmes, nous en sommes tous très conscients. C’est pourquoi nous avons testé plusieurs formes hybrides, en associant particulièrement les managers, les collaborateurs, en mobilisant également leurs retours d’expériences. Qu’est-ce qui est bon pour eux ? Quels points mériteraient d’être améliorés ? Quels manques aussi, dans nos outils, dans nos façons de penser ? Tout cela, nous l’avons construit ensemble, et en restant attentifs : nous avons notre vision, mais est-elle partagée ? Et si elle ne l’est pas ou si des ajustements sont nécessaires, comment atteindre des points de convergence ? Aujourd’hui, cet accord existe. Il répond aux enjeux à un instant T. Mais nous continuons à faire vivre le sujet et nous n’hésitons pas à réaliser des points d’étapes régulièrement et à nous questionner : est-ce que finalement sur le long terme, ça marche ?

3 Comment articuler les temps ?

Charles-Henri Besseyre des Horts : La vraie question est effectivement de savoir comment articuler les temps. Avec mes collègues David Autissier et Jean-Marie Peretti, nous avons écrit deux ouvrages. Le premier est sorti en avril 2021, le deuxième en mai 2022. Il s’agit surtout de témoignages d’entreprises, à travers lesquels on constate qu’une même entreprise peut connaître différentes évolutions, parce qu’il n’y a pas de réponse unique. Malgré cela, il y a tout de même une règle. Puisqu’il faut parler d’articulation : pourquoi fait-on revenir les gens, par exemple ? La vraie question est : pourquoi est-ce que je reviens au bureau ? Il existe une tendance soulignée dans l’étude de François Dupuy au moment du premier confinement. Il notait que – contrairement à ce que l’on pouvait attendre – c’est dans les entreprises très tournées vers la tech, vers l’innovation, que cela s’est le plus mal passé, alors que dans celles qualifiées de « bureaucratiques », cela s’est relativement bien passé parce que les temps étaient cadrés. On en vient aux résultats présentés dans l’ouvrage co-écrit avec David Autissier et Jean-Marie Peretti : au sein des sociétés ayant proposé une solution d’organisation hybride, nous observons que le travail à distance ne pose aucun problème pour les activités dites de « run », c’est-à-dire les activités standards. Nous avons également remarqué que c’est aux activités de « build », c’est-à-dire de construction, de création, d’innovation, qu’il faut accorder une attention particulière. Parce qu’un moment de création, c’est un regard qui, tout d’un coup, fait penser à quelque chose. Il y a 15 ans, la directrice générale de Mars m’avait demandé de faire une conférence sur les machines à café. J’ai alors axé mon intervention autour du knowledge management, avec cette question : « Que se passe-t-il autour d’une machine à café ? » Et, concernant l’articulation dont Martin parle, je pense qu’il y a justement quelque chose à trouver. Évidemment, les réponses ne seront pas les mêmes, y compris d’un département à l’autre.

4 Y a-t-il des règles à suivre ?

Charles-Henri Besseyre des Horts : En tout état de cause, même s’il existe des règles générales, il manque souvent ce que j’appelle la « quatrième dimension ». Là, nous nous voyons en trois dimensions mais ce qu’il y a de plus important dans cette réunion que nous avons maintenant, c’est la quatrième dimension, c’est-à-dire l’émotion. Je sais bien qu’avec de superbes outils, il est possible de créer un minimum d’émotion. Comme vous le dites : le fait de réunir les gens, d’avoir cette intimité collective en quelque sorte… c’est cela qui permet de créer le lien. Que l’on parvienne à articuler ces périodes distancielles, présentielles, de façon intelligente pour justifier le retour au bureau est un vrai enjeu d’organisation. Et puis, il faut absolument réfléchir à ce levier qu’est la confiance. Tout simplement. Dans un ouvrage que j’ai cosigné en septembre 2020, Le management par la confiance, nous observons que la première caractéristique de la confiance est la vulnérabilité. C’est-à-dire qu’un manager qui fait confiance se rend vulnérable.

Hélène Gemähling : Il se rend authentique.

Charles-Henri Besseyre des Horts : Absolument. Et la question qui a été posée – et c’est, à mon avis, pour cette raison qu’il n’y avait que 3 % de télétravailleurs à l’époque préconfinement : on n’a jamais formé nos managers – y compris dans nos écoles – à être plus authentiques, à se rendre vulnérables.

Nicolas Chavrier : Je suis assez surpris vous entendre dire que cette formation est déficiente. Au-delà du pilier fondamental de la confiance, il me semblait que les entreprises avaient bien appréhendé la nécessité absolue de former leurs managers.

Martin Richer : La réalité, c’est que non. Et c’est paradoxal, parce que les organisations ont tenu grâce aux managers de proximité. En 2020, les entreprises qui étaient dans la mythologie de l’entreprise libérée, sans managers, se sont totalement effondrées, car il n’y avait plus de colonne vertébrale. En revanche, celles qui avaient un peu investi dans leur management intermédiaire s’en sont plutôt félicitées, ce sont elles qui ont tenu. Et aujourd’hui, alors qu’approche l’enjeu du travail hybride, on les laisse un peu seules et c’est dommage. C’est pourtant une occasion fantastique pour les entreprises françaises d’accélérer ce que j’appelle « la transition managériale ». Lorsque l’on fait des comparaisons avec les autres pays, on s’aperçoit qu’en France, le management est encore vertical, autoritaire, fonctionnant sur la discipline et l’obéissance, sur le petit chef : « Je veux te voir », qui traduit un management présentiel, ou bien : « Je veux que mes gens soient à portée d’engueulade », comme m’a dit un jour un patron du CAC 40 !

5 Quel nouvel usage pour les espaces de bureau ?

Charles-Henri Besseyre des Horts : De fait, nous pouvons aussi nous poser la question de la place du bureau. Que devient-il demain ? Comment est-il organisé ? On a vu que nombre d’entreprises ont réalisé des cessions immobilières et réaménagé leurs locaux. On se retrouve dans des open spaces et on constate une désacralisation du bureau individuel. Au-delà du travail à domicile, il y a donc tout à revoir sur l’organisation même du bureau et des règles. Ensuite, cela reste une question d’articulation. Mais n’y a-t-il pas d’autres modes de flexibilité qui existaient dans notre droit ? Celui-ci a été pris en compte parce que nous avons vécu cette pandémie. Il doit être mis en œuvre mais il faut à la fois l’articuler autour du domicile, du lieu, de la convivialité, du management et d’un certain nombre d’autres problèmes juridiques…

Martin Richer : Il est vrai que cette réorganisation du travail au bureau, autour de grandes tables dans des open spaces, ne donne pas envie d’y retourner. Sans compter que si l’entreprise organise des roulements entre les équipes, il est possible de ne plus voir ses collègues proches. Au fond, qu’est-ce que cela signifie « être présent » ? Être présent, ce n’est pas forcément être en capacité de se toucher. Être présent, c’est être présent à l’autre. Autrement dit, c’est être capable d’avoir une attention : cela peut se faire au travers d’une médiation par technologie, via un message rapide, par téléphone… Cela peut se faire à distance. De la même façon, construire une culture d’entreprise repose sur un certain nombre de process qu’il faut mettre en marche. On sait très bien le faire en présentiel, on ne sait pas encore le faire en distanciel. Chaque année, la Commission européenne publie le Digital Economy and Society Index (DESI), un rapport dans lequel sont synthétisés plusieurs indicateurs permettant d’évaluer la maturité technologique des 27 pays européens. La France est dans les six ou sept derniers. On voit bien qu’il y a là un travail à faire et qui n’a pas été fait.

6 Est-ce que l’hybridation suffit à attirer les talents ?

Amélie d’Heilly : Le travail hybride permet la continuité du travail, quelles que soient les circonstances. Aujourd’hui, nous avons digéré le premier temps « d’urgence sanitaire » et le travail hybride devient un avantage compétitif, c’est-à-dire que le nombre de jours de télétravail va constituer un argument pour attirer des talents, pour les recruter. En revanche, cela oblige l’entreprise à construire une politique autour de cette flexibilité. Il y a aussi une question de temps. Pour une entreprise très bien outillée comme Engie, c’est effectivement plus rapide mais beaucoup plus ardu au sein de structures moins outillées, et qui sont, en fait, très seules. Il me semble qu’actuellement, les choses bougent parce que les difficultés de recrutement contraignent les entreprises à questionner toute la structure, et à le faire beaucoup plus en profondeur. Un certain nombre de mes clients avaient produit une charte du télétravail parce que, disons, « il le fallait » et ils avaient mis en place une organisation qui n’était pas du travail hybride, mais plutôt du télétravail. Je constate aujourd’hui que beaucoup d’entre eux réfléchissent de façon plus poussée à la question des locaux, du dialogue, de la culture d’entreprise. Ils se rendent compte que s’ils veulent attirer des talents, il leur faut aller beaucoup plus en profondeur et s’interroger : qu’est-ce que je veux pour l’avenir et comment je le construis ? Comment est-ce que je garde les collaborateurs ? Nous ne sommes, certes, pas encore tout à fait dans cette hybridation, mais elle commence à prendre. Une réflexion beaucoup plus large a été amorcée.

Martin Richer : Sur les 2 720 accords de télétravail qui ont été signés par nos entreprises françaises, pas un seul ne porte sur le travail hybride. Nous ne sommes pas très en avance là-dessus. Dans les comex et les codir, ce n’est pas identifié, alors que c’est un enjeu majeur ! Ce qui est identifié, comme toujours, ce sont les problèmes : recrutement, fidélisation des salariés, onboarding… Mais on ne se penche pas véritablement sur les raisons pour lesquelles ils émergent actuellement. Ils émergent maintenant car « maintenant », c’est le temps du travail hybride. Il y a eu le temps du pur présentiel, avec un télétravail à 3 % qui faisait alors figure d’exception statistique. Il y a eu le temps du pur télétravail. Et maintenant, ce qui change, c’est que l’hybridation s’installe mais qu’elle ne se fera pas toute seule. Alors, comment s’y prendre ? Il faut considérer les process un par un, se fixer des priorités et reconstruire. Attention, je ne dis pas qu’il faut tout défaire. Je dis qu’il faut hybrider, c’est-à-dire articuler. Il s’agit par exemple de considérer le process d’onboarding… On commence souvent par là chez nos clients, en raison de ce problème de recrutement… Qu’est-ce qui est le mieux ? Qu’est-ce qui se prête bien au distanciel ? De nombreux éléments de l’onboarding se prêtent parfaitement au distanciel. Prenons l’exemple d’un nouveau collaborateur arrivant dans une entreprise au sein de laquelle l’onboarding est plutôt sérieux et inclut un processus de parrainage. Ce collaborateur peut tout à fait discuter avec son parrain via de nombreux médias, sans forcément passer par le présentiel. En revanche, d’autres éléments nécessitent du présentiel : en cas d’activités collectives, ou lorsque l’on est davantage dans une activité de « build » que dans une activité de « run ». Il faut donc prendre tous les process, se poser ces questions et recomposer la façon dont les choses sont faites. Ensuite, il faut faire ce que les entreprises n’ont pas fait. Une enquête de Malakoff Médéric, dont les résultats sont dramatiques, rappelle que 87 % des dirigeants d’entreprise disent qu’ils n’envisagent pas de former leurs managers au contexte de travail hybride. 87 % !

Hélène Gemähling : Je veux rebondir sur l’onboarding. Chez Nespresso, nous étions déjà relativement digitalisés. Nous sommes allés plus loin mais nous avons gardé, hors période Covid, un séminaire d’intégration en physique. C’est important. Les participants rencontrent les membres du comité de direction, ainsi que des intervenants externes et internes. Cela crée un petit effet « promo », où les gens peuvent discuter. On réunit l’ensemble des collaborateurs concernés, sans faire de différences : un directeur pourra être intégré avec des conseillers clientèle. Cela participe à créer du lien, à favoriser aussi la culture d’entreprise. Par ailleurs, je constate des différences significatives chez un certain nombre de personnes que nous avons intégrées il y a deux ou trois ans, pendant la période Covid. Elles n’ont pas la même perception et ne connaissent pas les valeurs de l’entreprise. Que ce soit au niveau RH ou managérial, nous avons certainement une responsabilité. Toujours est-il que le lien avec ces collaborateurs me semble beaucoup plus distant.

Martin Richer : Il existe heureusement de brillantes exceptions. Notre économie de la connaissance s’engage actuellement dans une transition vers un management très horizontal qui fonctionne sur l’adhésion et non sur la discipline, avec des boucles de rétroaction beaucoup plus rapides. Maintenant, on ne parle heureusement plus de l’entretien annuel d’évaluation, surtout dans un contexte distanciel. Cette transition managériale, il faut la faire. En France, nous sommes plutôt en retard. Nous avions une occasion d’y aller et malheureusement, elle est passée.

Nicolas Chavrier : Cette vision du manager tient déjà à notre droit du travail. En effet, vous l’avez dit, le droit du travail, c’est l’autorité, le chef, la subordination ! Il y a eu une révolution industrielle et désormais une révolution numérique. La révolution numérique fait complètement voler en éclats les principes du droit du travail, qui n’ont plus rien à voir.

Ségolène Jarry-Chartier : Le droit du travail va bien moins vite que les entreprises concernant le travail hybride. Et nous avons encore des sujets comme la durée du temps de travail à régler.

Martin Richer : Dans une formation autour du travail hybride, nous trouvons du contenu très concret : former à la prise en main des outils numériques que les managers ne savent pas toujours utiliser aujourd’hui, par exemple, ou développer la compétence nécessaire pour employer le tchat intelligemment dans les outils comme Zoom. Pour ce qui est de la confiance, je suis tout à fait d’accord. Le moteur, le carburant du travail hybride, c’est la confiance. Et la confiance, c’est extrêmement délicat à mettre en place. Il faut également des outils tels que le codéveloppement, des groupes de pairs, etc. Il faut faire tout cela. Il me semble que l’on sous-estime, en France, le besoin de se coller à cette réalité-là.

Maud Roppenneck : Parce qu’il y a une notion de formation, qui n’est peut-être pas le bon terme à employer, selon moi. Je parlerais plutôt d’accompagnement.

Martin Richer : Disons alors qu’il faut créer des compétences. La formation est un moyen, mais il en existe d’autres, tels que le coaching ou le codéveloppement, par exemple.

Hélène Gemähling : Nous avons fait l’expérience de proposer des ateliers de codéveloppement aux middle managers : des managers qui, en effet, n’étaient pas habitués à ne plus voir leurs équipes. Je pense par exemple aux commerciaux, lors de périodes où s’imposaient des restrictions très claires. Nous leur avons permis d’exprimer les problématiques qu’ils rencontraient et nous en avons tiré un certain nombre de pratiques, parfois différentes selon la population. L’idée était de les aider à exprimer leurs difficultés et à construire entre eux les solutions qui leur convenaient. Autrement dit, nous leur avons beaucoup donné la parole, nous les avons aussi beaucoup écoutés.

Pour revenir sur la question de la confiance, nous avons instauré le télétravail en 2015 ou 2016. Effectivement, les personnes qui, à cette époque, étaient les plus réticentes, c’était le comité de direction : « Je ne sais plus ce que font mes équipes, je ne les vois plus. » Nous avions lancé un pilote. Nous avons ensuite réinterrogé les collaborateurs et les managers, et ce sont les membres du comité de direction qui ont dit : « C’est super, nos équipes vont bien ! » Une fois cela dépassé, et dès 2017, nous avons instauré deux jours de télétravail. Le sujet de la confiance ne s’est donc plus posé au moment de la pandémie. En revanche, comme c’était intense, d’autres interrogations ont émergé : « Comment accompagner les personnes en difficulté ? », « comment repérer un collaborateur en difficulté ? ».

Charles-Henri Besseyre des Horts : Qu’avons-nous constaté lors de cette pandémie ? Nous avons découvert que la subsidiarité est formidable. C’est-à-dire que de très nombreuses équipes, laissées seules, ont réalisé des choses formidables – et continuent de le faire – grâce aux managers de proximité. Nous avons découvert qu’il y avait d’autres formes d’organisation que ce management très vertical, très descendant dont vous parliez à l’instant. Et je pense que l’on doit s’appuyer sur ces retours d’expériences, bâtir sur ces expériences et découvrir que l’on ne peut plus se contenter d’un management de « petit chef » – un management d’ailleurs sacrément remis en cause par les jeunes générations…

Maud Roppenneck : Auprès des managers, nous avons adopté une orientation reposant sur le management par l’exemple. On a d’abord pu entendre la crainte, très basique, qui consistait à dire : « Si un collaborateur est chez lui, il ne va pas travailler ! Comment faire pour évaluer sa performance ? ». Notre réponse était de rappeler qu’un collaborateur qui ne veut pas travailler, qu’il soit chez lui ou sur son lieu de travail, ne travaillera pas. On rappelait ensuite que la confiance, tout comme le fait de redonner toute sa place au manager, constituait une valeur essentielle de cette expérimentation et dans nos accords. Nous donnons le cadre. Mais il faut aussi faire en sorte que ce cadre reste libre, en fonction des besoins, des activités, de différents éléments. Nous avons cherché à rappeler le cadre de la manière la plus concrète possible : pour le travail hybride, nous avons fixé le nombre de jours maximal en distanciel à trois jours. Nous avons également arrêté de parler de « télétravail », nous parlons aujourd’hui de « distanciel ». Nous avons tâché de revoir la sémantique. Aux managers, nous avons présenté les éléments de cadrage en termes d’indemnisation, par exemple. Pour le reste, cela incombe au manager. De notre côté, nous demandons un jour de présence sur site a minima, mais c’est le manager qui choisit le jour où il réunira son équipe. Pour le deuxième jour de présence sur site, c’est le collaborateur qui choisit. Là encore, il existe autant de situations que de collaborateurs. Certains ont des activités très transactionnelles, d’autres des activités d’exécution. Un comptable est peu sollicité pour des réunions, alors que la majorité des cadres et des chefs de projets s’inscrivent dans de très nombreuses interactions, au-delà de leur service. L’idée, c’est donc aussi que chacun soit autonome sur sa façon de s’organiser. Cela fonctionne plutôt bien. Et comme ces principes sont toujours rappelés, cela a permis de lever des freins et de redonner confiance aux managers. Le message que nous leur adressons, c’est : « Vous n’êtes pas seuls, nous aussi nous sommes là pour vous appuyer. Faites confiance car la confiance favorise l’autonomie, et c’est un cercle vertueux dans lequel il faut s’inscrire. »

Martin Richer : Il existe un outil méthodologique créé par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Ils appellent cela le dialogue professionnel. C’est une façon de faire dialoguer l’ensemble des salariés, et cela va au-delà des managers. Le principe consiste à faire dialoguer les salariés dans un contexte sécurisé sur ce qui va bien et sur ce qui ne va pas bien avec le télétravail. Concrètement, on rassemble une équipe de 12 à 20 personnes dans une réunion pilotée par un manager qui n’est pas le supérieur hiérarchique. On crée un contexte de sécurité relationnel en mettant la ligne hiérarchique à distance mais le management est présent, et fera des retours. J’ai mobilisé cette méthodologie pour essayer de recréer une sorte de contrat social, ou en tout cas de la cohésion dans cette période. En effet, entre les personnes qui ont travaillé en télétravail, et celles qui n’ont pas pu, un fossé s’est creusé. En général, les cols bleus ne peuvent pas télétravailler alors que les cols blancs le peuvent. C’est un point majeur, c’est une ligne de fracture. Donc on rassemble tout le monde, on crée ces petites équipes et on amène les personnes à discuter autour de questions comme celles-ci : « comment ai-je vécu les confinements ? », « qu’est-ce que cela m’a appris ? », « qu’ai-je gagné comme compétences ? », « qu’est-ce que j’ai envie de faire lorsque je viens sur le site de l’entreprise ? », « quel genre de tâche est-ce que je préfère faire chez moi ? », « est-ce que la notion de tiers-lieu, un espace de coworking, aurait un sens pour moi ? ». On aborde ainsi une trentaine de points, sur lesquels on amène les gens à travailler. Il s’agit d’un dialogue aussi ouvert que possible. Pas sur tout, évidemment : le management joue son rôle, la direction joue son rôle, puisque tout cela remonte au codir. Mais on constate que les gens sont très reconnaissants d’avoir été écoutés sur ces sujets, et disent : « Chaque année, on nous fait un baromètre et on nous demande de répondre à 50 questions sur l’interne, mais là, il y a eu un vrai débat. »

7 Et l’équité dans tout cela ?

Charles-Henri Besseyre des Horts : Revenons sur les questions de l’équité… Nous discutons du travail hybride mais en réalité, dans l’organisation, combien de salariés sont potentiellement concernés ? Que fait-on de tous les postes qui ne sont pas télétravaillables ? C’est un véritable enjeu.

Nicolas Chavrier : Au-delà du nombre de personnes concernées, il existe un énorme ressenti chez ceux qui ne sont pas concernés. Les entreprises se sont particulièrement attardées sur la recherche de solutions d’aménagement, laissant peut-être de côté les ouvriers dans les usines de production qui peuvent se sentir délaissés par cet aménagement dont l’objectif est de favoriser le bien-être du salarié. Et eux ? La fracture sociale peut être encore plus forte.

Ségolène Jarry-Chartier : Avec certaines typologies de salariés, il y a toujours eu des différences. Avant, parce que l’on était dans des bureaux, maintenant parce qu’il y a le travail hybride. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une réponse à apporter à cela.

Amélie d’Heilly : Je crois quand même qu’il faut en parler pour ne pas créer ce ressentiment. Et je ne vois pas ce qui pourrait empêcher d’inclure les gens qui ne télétravaillent pas à ces échanges. C’est aussi intéressant de les laisser exprimer leurs besoins, leurs envies, auxquels nous pourrons peut-être répondre autrement que par un télétravail que l’on ne peut pas leur offrir.

Charles-Henri Besseyre des Horts : Tout est dans le mot « équité ». L’équité est le rapport entre ce que je reçois et ce à quoi je contribue. Il faut donner de l’équité à l’ensemble des salariés.

Martin Richer : Lorsque vous construisez le travail hybride de demain, vous êtes bien obligés de prendre aussi les présentiels. C’est ça le sujet ! Comment travailler ensemble ? Comment articuler ? Comment coopérer ?

Vous avez parlé de « poste » éligible au télétravail. Il me semble qu’il ne faut pas raisonner « poste ». Je considère qu’il faut raisonner « tâche ». En faisant cela, on double le potentiel du télétravail. Dans cet esprit, Boost – une start-up spécialisée sur les compétences – a récemment conduit une étude particulièrement intéressante, en constituant un échantillon très large et en cherchant à identifier très précisément ce qui pouvait être télétravaillé. Pour justifier son affirmation selon laquelle tous les postes ne sont pas télétravaillables, Élisabeth Borne – alors ministre du Travail – avait pris l’exemple d’un agent de maintenance de réseau d’Orange. Il se trouve que je connais le patron de la maintenance de réseau d’Orange. Il m’a expliqué que chez eux, 60 % des collaborateurs télétravaillent. Pas à 100 %, certes… Un agent de maintenance, on l’imagine forcément à travailler sur des câbles. Or il doit aussi gérer un stock de pièces, appeler des fournisseurs… Il y a nombre de choses qu’il peut faire en télétravail. Alors ces agents télétravaillent un ou deux jours par semaine et c’est très bien, ils ne sont pas forcément demandeurs de plus. Mais au moins, on réalise cette démarche. Bien entendu, cela implique de s’intéresser au travail, et c’est un gros problème pour les entreprises françaises, qui souvent ne s’y intéressent pas. Mais si vous vous intéressez à la tâche plutôt qu’au poste, alors vous doublez le potentiel du télétravail.

Charles-Henri Besseyre des Horts : Derrière l’hybride, c’est de l’autonomie et de la liberté au niveau des individus et des équipes qui sont demandées, mais il y a tout de même un cadre. Ce n’est pas le modèle de « l’entreprise libérée ».

Ce qui d’une certaine façon est intéressant, c’est de structurer de l’autonomie. Une dernière chose par rapport à l’équité : on voit apparaître le thème de la semaine de quatre jours. Mais l’on peut se demander : que peut-on offrir aux full présentiels, aux personnes dont les tâches ne peuvent absolument pas être télétravaillables ? Ne pourrait-on pas imaginer une forme de compensation ? Parce que les autres sont différents, et bien nous aussi nous pouvons être différents. On voit émerger quelques tentatives. Cela pourrait être une forme de réponse possible entre ceux qui font des métiers hybrides, et ceux qui ne le peuvent pas. Et cela pose toujours l’enjeu de l’organisation. L’organisation, le manager et la confiance : le triptyque clé de l’hybridation.