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Le grand entretien

« Professionnels de santé et managers ont des objectifs différents »

Le grand entretien | publié le : 31.10.2022 | Frédéric Brillet

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« Professionnels de santé et managers ont des objectifs différents »

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Dans l’ouvrage collectif Entre management et santé au travail, un dialogue impossible ?, publié aux éditions Éres sous la direction de Quentin Durand-Moreau et Gérard Lasfargues, des médecins, sociologues ergonomes et chercheurs en management explorent cette question complexe. Quentin Durand-Moreau répond à Entreprise & Carrières.

Pourquoi le dialogue entre professionnels du management et de la santé est-il sinon impossible, comme l’affirme le titre de cet ouvrage collectif, mais au moins difficile ?

Cela tient au fait que les professionnels du management et de la santé au travail ont des objectifs différents. Pour les premiers, il s’agit de faire fonctionner une entreprise pour qu’elle soit rentable et dégage le maximum de profit. Pour les seconds, il s’agit de préserver la santé des salariés. Or cette préservation implique parfois de réduire les exigences en matière de productivité. En outre, le médecin n’a qu’un rôle de conseil auprès de l’employeur. Le problème fondamental tient au fait que ce dernier ne perçoit pas nécessairement le médecin comme un allié. Améliorer la santé au travail implique de pouvoir discuter de l’organisation du travail et certains chefs d’entreprise n’acceptent pas que des professionnels de la santé au travail s’immiscent. Par ailleurs, l’offre en matière de santé au travail demeure souvent peu lisible pour les chefs d’entreprise, du fait de la multiplicité des interlocuteurs. Les employeurs adhèrent à des services de prévention et de santé au travail et peuvent solliciter un grand nombre d’institutions, comme les Aract/Anact, INRS et autres structures. Le dialogue est donc compliqué, tant les priorités diffèrent entre les nombreuses parties prenantes qui ont voix au chapitre : employeurs, services de santé au travail, instances représentatives du personnel, médecins, syndicats et salariés…

Faut-il en passer par la loi pour améliorer ce dialogue ?

Malheureusement, il ne suffit pas d’asseoir tout le monde autour de la table pour que tout le monde s’accorde sur un objectif commun… Miser sur davantage de loi permettrait-il de renforcer ce dialogue ? Notre ouvrage n’évoque pas ce point, mais j’ai un peu du mal à imaginer quel genre de texte pourrait contribuer concrètement à l’amélioration de ce dialogue. Certes, des instances comme le CSE permettent aux managers et aux professionnels de la santé de se retrouver. Malheureusement, les discussions, dans ce cadre-là, ne débouchent pas toujours sur des avancées significatives et pérennes en matière de santé au travail.

Votre ouvrage établit des liens entre certains modèles de management et leurs effets sur la santé, notamment le lean management…

Le lean vise essentiellement à réduire le gaspillage dans tous les domaines d’une entreprise. Sont développées des manières de procéder qui visent à obtenir des travailleurs les gestes qui vont donner la meilleure productivité. Dans les maisons de retraite, le lean peut se traduire, par exemple, par un calcul à la minute près, en fonction du score GIR des résidents (degré de dépendance). Or la recherche, notamment menée par Edward Lorentz et Antoine Valeyre, a montré que le recours au lean était associé à des problèmes de stress et de troubles musculosquelettiques (TMS) chez les travailleurs. Pourtant, le lean continue d’être plébiscité par les employeurs…

Est-ce à dire que dans certains secteurs, la santé est une externalité négative dont l’employeur ne supporte pas le coût ?

À court terme, le lean peut améliorer certains indicateurs de productivité et un cadre qui va rester trois ou quatre ans en poste dans l’entreprise n’aura probablement pas le temps de voir sur ses équipes tous les effets délétères du système qu’il met en place. Les dégâts en matière de santé surviennent à plus long terme et ils sont effectivement moins visibles ou quantifiables pour un employeur. De ce fait, ils passeront peut-être au second plan. Par ailleurs, on sait que le système de réparation des maladies professionnelles, qui part du principe type « pollueur/payeur », n’a pas fait la preuve de son efficacité en ce qui concerne la prévention. En d’autres termes, il n’est pas montré, à ma connaissance, que d’indexer les cotisations AT/MP (assurance accidents du travail et maladies professionnelles) sur la sinistralité soit suffisamment dissuasif pour être efficace en termes de prévention. Tout cela explique qu’autant d’employeurs persistent dans cette méthode qui répond à leurs objectifs de productivité. Mais au-delà du lean, les travaux de Lorenz et Valeyre montrent que d’autres méthodes de management sont tout aussi pathogènes, à commencer par le taylorisme. Leurs recherches montrent aussi que ce sont les organisations simples qui produisent le moins de problèmes de santé au travail.

Au-delà des maladies qui abîment le corps, l’ouvrage relève une augmentation des maladies mentales liées au travail. Dans quels secteurs se manifestent-elles et pourquoi plus qu’avant ?

Je ne peux pas vraiment répondre en termes de secteurs. Les problèmes de santé mentale au travail ont toujours existé. Simone Weil, dans son journal d’usine, en 1934-1935, rapportait des idées suicidaires après son premier jour de travail à l’usine Renault sur l’île Billancourt. Il y a probablement un phénomène d’augmentation qui tient à une forme d’intensification du travail. On constate ainsi que les organisations apprenantes, si elles génèrent moins de TMS, causent davantage de problèmes de santé mentale liés au stress et à l’anxiété.

Pour éviter ces maladies, vous appelez les managers à acquérir un regard critique sur leurs pratiques et à questionner les systèmes dans lesquels ils déploient leur activité…

Ils devraient être en mesure de réfléchir aux impacts à long terme et en cascade de leurs actions. En outre, les échanges entre managers sur ces problématiques demeurent trop rares et ils n’ont pas forcément de marge de manœuvre pour corriger le tir lorsqu’ils constatent des problèmes. Dans l’idéal, les managers devraient pouvoir intégrer les questions de santé lorsqu’ils travaillent aux changements d’organisation. Je doute que ce soit par plaisir que des managers prennent des décisions qui ont un impact négatif sur la santé des travailleurs. D’ailleurs, cela peut aussi affecter la santé mentale et morale de celui ou celle qui les prend…

On apprend dans votre ouvrage que les salariés négligent souvent leur santé au profit de leur rémunération…

Les employés avec les salaires les plus faibles ont l’espérance de vie la plus courte, notamment parce qu’ils sont davantage exposés aux substances cancérogènes et aux risques d’accidents mortels du travail. Je vois régulièrement des patients venant de l’industrie minière, ayant des problèmes pulmonaires graves liés à des expositions professionnelles et qui devraient absolument arrêter leur activité la continuer. Mais parce qu’il faut payer les traites de la maison, les frais d’inscription à l’université de leurs enfants, notamment en Amérique du Nord où je travaille, ils donnent la priorité à ces derniers, quitte à sacrifier leur propre santé.

Dans quelle mesure le médecin du travail devrait-il avoir son mot à dire sur les méthodes de management pathogènes, qui englobent aussi certains modes de rémunération ?

Le niveau de revenu influe fortement sur la santé. Travail et santé sont donc inextricablement liés et justifient que les médecins du travail aient leur mot à dire – en théorie. Par exemple, on sait que certains modes de rémunération sont pathogènes, comme le travail à la pièce sans salaire fixe, qui favorise l’addiction au travail, où les gens se rendent littéralement malades de leur travail. Ils finissent même par devenir totalement improductifs, mais, paradoxalement, continuent à entretenir d’excellentes relations avec leur encadrement. Ils peuvent vous dire dans la même phrase : « Docteur, je sais que je ne peux plus continuer à travailler, mais je ne peux pas m’arrêter. »

Qu’advient-il de la médecine du travail avec l’assouplissement des réglementations ?

Le risque est de voir le service de santé au travail devenir un palliatif qui se limite à « accompagner les salariés » au nom du principe de réalité. Non seulement une réglementation assouplie n’encourage pas le développement de solutions durables face aux défis majeurs de la santé au travail, mais en ajoutant cette mission d’accompagnement, elle opère un renversement de la fonction du droit, dont la raison d’être est d’améliorer des situations mauvaises, plutôt que de s’y adapter. En outre, l’assouplissement implique souvent un allègement des contrôles et des sanctions financières. Or la recherche montre que ces inspections ont une efficacité certaine en matière de prévention des accidents et maladies du travail.

Parcours

Professeur adjoint de médecine du travail et directeur du programme de résidence en médecine du travail à l’université de l’Alberta (Canada), Quentin Durand-Moreau a précédemment travaillé comme praticien hospitalier au service de santé au travail et maladies liées à l’environnement du CHRU de Brest, et a été responsable de la consultation de psychopathologie professionnelle entre 2013 et 2019.

Auteur

  • Frédéric Brillet