Le confinement et le télétravail, dont on ne finit pas de commenter les effets, sont régulièrement présentés comme des révolutions dans les relations entre les individus et le travail. Pourtant, les questions soulevées par la dissociation entre le travail et le lieu de travail n’ont rien de nouveau. Dès les années 1990, des mouvements patronaux américains ont promu l’apparition de « boundaryless organizations » (organisations sans frontières) pour remettre en cause les modalités d’emploi salarié traditionnelles. Selon eux, l’association du travail à un contrat, un lieu et des horaires ne pouvait qu’être un frein à la performance et à l’agilité. Autour de ces débats – des « boundaryless organizations » de 1990 au télétravail de 2022 –, c’est la question des frontières de l’entreprise qui se pose et, avec elle, celle de la responsabilité de l’employeur.

Les individus ne s’arrêtent pas de travailler quand le travail s’arrête. Les idées innovantes ne programment pas leur arrivée pour apparaître aux heures de bureau ! Les ruminations et les pensées négatives ne s’arrêtent pas après 35 heures ! La sphère extraprofessionnelle est habitée, en bien et en mal, par la sphère professionnelle. Les contraintes de santé que le travail fait peser sur le bien-être général des individus étendent la responsabilité des employeurs bien au-delà du cadre de l’emploi.

Cette responsabilité en matière de santé prend une forme offensive à une époque où les candidats sont rares. Ainsi, 89 % des salariés estiment que l’entreprise a un rôle à jouer en prévention santé (rapport du Sénat juin 2021). Le fait qu’une entreprise propose des programmes d’accompagnement santé est un facteur de fidélisation ou d’attractivité pour 65 % des salariés (étude Ifop avril 2021). Une politique de santé est donc un levier puissant pour acquérir et pour fidéliser des salariés.

Mais les questions de santé ne concernent pas que les cadres ou les métiers pénuriques. C’est presque exactement l’inverse. La France d’aujourd’hui perd sa classe moyenne. L’image d’une population plutôt homogène tant dans ses revenus que dans ses pratiques de consommation a toujours relevé du fantasme. Elle se heurte aujourd’hui à des réalités plus cruelles. Tandis qu’une part de la classe moyenne s’envole vers des salaires et des positions sociales enviables, une autre décroche. Celle-là doit multiplier les sources de revenus, autant pour répondre à de multiples sollicitations de consommation que pour maintenir son niveau de vie. C’est cette population qui demande une attention particulière. L’intérêt bien compris de l’employeur est de maintenir une santé garante de performance et d’employabilité.

En proposant ces actions préventives en santé suivies d’effets, l’employeur entre de plein champ dans sa responsabilité sociétale et peut évidemment le faire valoir auprès de ses salariés, de ses candidats et de ses clients. Cette politique comprend des aspects informatifs et préventifs (dépister des maladies silencieuses, identifier des facteurs de risques, informer et accompagner sur les suites à donner en fonction des résultats, orienter vers le médecin traitant ou expliquer comment gérer le stress dépisté, par exemple).

Ces actions sont légitimes puisqu’elles reconnaissent l’impact potentiel du travail sur la santé. Puisque les effets du travail franchissent les frontières de l’entreprise, il est normal que l’employeur s’en préoccupe. Mais ce franchissement des frontières n’est pas sans risque. Il ne s’agira jamais de s’immiscer dans l’intimité sanitaire de quiconque. Toute intervention, même financée par l’employeur, se déroule hermétiquement entre le professionnel de santé et le salarié. Aucune information individuelle ne dépasse le cadre du colloque singulier établi entre eux.