Par Benoît Serre vice-président délégué de l’ANDRH
Dans le même moment, alors que justement nous espérions enfin sortir de la pandémie, des crises géopolitiques, environnementales, sociales, politiques et inflationnistes semblent se conjuguer pour intensifier encore ce que la crise sanitaire avait accéléré. La transformation du travail paraît elle-même presque secondaire par rapport à l’interrogation plus générale du fonctionnement de notre société. Chacun à sa manière mesure bien que des fondamentaux ou parfois des habitudes qui peu à peu s’étaient ancrés sont remis en cause. Durant la crise des carburants, par exemple, nous constatons une évolution du discours politique et même syndical. Alors qu’à l’origine, le débat portait assez naturellement sur la compensation de l’inflation, il s’est déplacé sur la question centrale du partage de la valeur. Ce sujet abordé durant la campagne présidentielle semblait éteint au profit d’autres projets sociaux plus à court terme, comme les réformes de l’assurance chômage ou des retraites.
Il pourrait pourtant être révélateur d’un décalage entre une société du travail impatiente de transformations structurelles et un rythme politique qui semble suivre un mouvement là où il devrait le précéder. Cet écart de perception et de mise en action constaté est tout aussi vrai dans nos organisations, qui doivent trouver les moyens d’une gestion de l’impatience de voir émerger un nouveau monde du travail, dont les contours se dessinent peu à peu de manière empirique. La plus perceptible est l’exigence d’une plus grande liberté dans l’organisation du travail – à ne pas confondre avec le télétravail, qui n’en est que la forme émergée. Ce souhait est plus profond car il porte sur une exigence de voir le travail comme un élément mis à sa juste place de la vie de chacun. Une enquête récente le prouve, puisqu’elle révèle que le travail est central pour 20 % des gens quand il l’était pour 70 % dans les années 80. Certains y voient le signe de l’amoindrissement de la valeur travail au profit de la valeur confort, alors que ce n’est que le révélateur d’une dérive qui a déséquilibré les existences.
En effet, la société du travail recherche avant tout à restaurer l’équilibre – non en opposant les temps, mais en les conjuguant utilement. Nous avons constaté que c’était possible durant la crise sanitaire, malgré les difficultés. Désormais, le travail n’est pas remis en cause, mais interrogé dans son fonctionnement, son organisation, sa comptabilisation, sa contrainte et son intérêt.
Cette restauration de l’équilibre est également présente dans d’autres domaines, comme le partage de la valeur créée. Ce n’est pas une revendication nouvelle, mais elle trouve son origine dans la crise sanitaire, lorsque certaines organisations ont distribué des dividendes tout en bénéficiant des régimes exceptionnels de chômage partiel mis en place. Là aussi, un déséquilibre évident est apparu. Certaines entreprises avaient compris depuis longtemps toute la logique et la cohérence de ce partage de la valeur en mettant en œuvre des politiques ambitieuses d’intéressement, de participation ou d’actionnariat salarié. Il est temps que ces dispositifs soient révisés et modernisés pour bénéficier au plus grand nombre.
Enfin, chacun recherche de plus en plus un nouvel équilibre entre ses aspirations profondes, ses convictions ou ses valeurs et le travail qu’il effectue. En devenant un élément comme un autre de l’existence, le travail a cessé d’être comme une parenthèse de vie qui pouvait venir en contradiction avec ce que l’individu est ou veut être. Il suffit de constater l’instabilité du marché du travail depuis quelques mois où, avec l’embellie sur l’emploi, les démissions et les départs se sont multipliés : comme si chacun sentant la possibilité de restaurer son équilibre perdu s’empressait d’en saisir l’occasion.
Équilibre des temps, équilibre des gains, équilibre personnel semblent donc être les trois éléments qui pourraient structurer le marché du travail et donc la société demain. C’est ambitieux et ce sera long, mais cela n’adviendra que si les acteurs politiques et sociaux s’en emparent pour adapter notre droit et si les acteurs économiques en assument les conséquences et les impacts sur les modèles d’organisation et de management. Ce n’est qu’en traitant dans le même temps ces dimensions que le monde du travail retrouvera un équilibre et cessera d’évoluer sous l’effet de crises à répétition qui ne font qu’affaiblir sans construire !