Dans son dernier ouvrage, L’Entreprise du XXIe siècle sera féministe, manuel d’action (Dunod), Léa Dorion incite les entreprises et les managers à se pencher sur les dérives sexistes, affirmant qu’il est possible et nécessaire de réinventer des modes d’organisation du travail véritablement féministes. À condition de remettre en question un système et des pratiques bien ancrés.
J’utilise ce terme depuis que j’ai commencé à faire de la recherche, j’ai toujours eu ce positionnement et c’est ce qui m’a même conduit à l’origine à m’engager dans cette voie… J’ai coordonné préalablement un ouvrage académique intitulé Féminisme et management, enjeux et état de l’art des travaux francophones, publié par les Presses universitaires de Laval (Québec), qui rassemble des contributions de chercheuses féministes en management. Nous avons beaucoup discuté du titre avec l’éditeur, nous voulions mobiliser au départ la notion de sexisme ou d’antisexisme. Mais, une fois le livre écrit, il était évident que ce terme devait apparaître. Le titre peut cependant être lu de plusieurs façons différentes : comme le constat d’une sorte de progrès en marche, mais aussi comme une question : l’entreprise sera-t-elle féministe ? Cela permet aux personnes de ne pas se sentir « agressées » par le titre et d’entrer dans sa lecture. Je n’ai pas eu de retour négatif sur les réseaux sociaux sur ce sujet, ce qui n’aurait pas été le cas sans doute il y a dix ans. Depuis le mouvement #MeToo, le terme s’est beaucoup démocratisé et même des entreprises plutôt réfractaires à l’origine se positionnent sur ce sujet, ne serait-ce que pour une question d’image. Il peut toujours s’agir d’un terme clivant, mais on peut avoir une posture féministe sans qu’elle soit considérée comme radicale.
Beaucoup. Car les normes de genre les enferment également, contraignent leurs comportements. Ils pourraient, en changeant, trouver une forme de liberté. Mais cela reste pour eux une pente glissante car c’est contre-intuitif. Devenir féministe, cela inclut l’idée qu’ils ont quelque chose – des privilèges – à perdre et c’est une barrière pour la plupart des gens. Pourtant, cela peut être très stimulant intellectuellement d’en comprendre les enjeux, de créer de nouveaux liens de solidarité non plus seulement avec des collègues hommes, mais également avec les femmes… Aujourd’hui, les hommes se régulent beaucoup entre eux dans les espaces de pouvoir, majoritairement masculins, qui perpétuent une masculinité problématique. Il serait important que dans ces espaces, certains hommes remettent en cause les principes du vivre-ensemble dans les entreprises. Ce sont eux qui peuvent apporter les changements les plus importants. Même un manager qui n’a pas beaucoup de marges de manœuvre dans son entreprise peut faire évoluer son propre comportement, c’est le premier niveau d’action sur lequel on peut agir. Mais, malgré les bonnes intentions, les personnes peuvent manquer d’outils, c’est pourquoi j’en propose dans mon livre, qui se présente comme un guide d’action.
C’est un argument qui peut faire mouche, parce que cette question est centrale dans les entreprises. Pour moi, cependant, soumettre cette question de l’égalité à la performance économique ne peut pas la faire avancer, parce que ce sur quoi l’on se concentre en premier, c’est sur la performance économique, pas l’égalité. Le deuxième problème que cela pose est que cela est porteur d’une vision élitiste. Les mesures visant à l’égalité qui vont permettre d’améliorer la performance concernent en général les femmes cadres, pas la masse des femmes qui travaillent. Quand on observe la manière dont les femmes revendiquent l’égalité, on s’aperçoit que les femmes managers vont demander qu’elle soit calquée sur les rémunérations et les carrières de leurs pairs. Les ouvrières ou employées, elles, ont des revendications qui concernent d’abord leurs conditions de travail, les hausses de salaires collectives, la considération des risques psychosociaux. Elles ne demandent pas l’égalité, car souvent les hommes sont payés aussi mal qu’elles dans leurs entreprises, même s’ils ne subissent pas les mêmes formes de violences sexistes. Or pour les entreprises, s’intéresser aux conditions de travail et aux salaires des femmes les plus précaires, c’est remettre en question leur fonctionnement même. Si les organisations décident d’augmenter la rémunération des femmes, elles doivent le faire pour tous les salariés. Elles ne vont donc pas considérer que c’est bon pour la performance, car la masse salariale va augmenter et cela va créer des tensions très fortes. Souvent, ces revendications passent par les syndicats, alors que celles des femmes managers passent par leurs réseaux. Il n’y a pas de communauté d’intérêts entre les femmes ouvrières et les femmes des classes dirigeantes.
Oui, les obligations légales font bouger les lignes, c’est très important. J’ai beaucoup moins confiance dans la capacité des entreprises à s’autoréguler, à se contraindre elles-mêmes à mettre en place des mesures. Mais évidemment, qu’il y ait de plus en plus de lois encadrant la question de l’égalité professionnelle, mais aussi celle des violences sexistes et sexuelles, rend moins légitimes ces comportements, même s’ils persistent. La loi permet qu’ils soient moins acceptables. Cela change les mentalités, même si c’est lent.
Le fonctionnement de la société est peu remis en question par les élèves de grandes écoles, venus majoritairement de milieux privilégiés. Je travaille actuellement sur le sujet avec une amie et les résultats sont affligeants. En université, où je suis enseignante, il me semble que c’est plus facile de les faire réfléchir à la question du sexisme, parce qu’ils ont des origines sociales plus diverses et vivent eux-mêmes parfois une forme de discrimination. Ils peuvent avoir une expérience intime qui les sensibilise plus. Ce qui est dommage, c’est que les futurs dirigeants, qui font les meilleures écoles, sont moins dans cette ouverture… Mais il n’y a pas de portrait-robot du manager qui pourrait devenir féministe. Cela dépend aussi de l’expérience de chacun, le fait d’avoir des enfants, par exemple, mais, de manière générale, ceux qui ont le moins intérêt à l’égalité, ceux qui ont le plus à perdre, vont aussi moins s’engager. Mais je suis peut-être un peu pessimiste… Ce qui me semble important, c’est quand même la mobilisation des femmes sur ce sujet : il y a une évolution, elles prennent plus la parole et utilisent plus d’outils pour se défendre.
Cela me semble important. Souvent, les personnes chargées du recrutement, même avec de bonnes intentions, sont dans des représentations, ont tendance à choisir la bonne personne pour tel poste selon l’image et l’idée qu’on en a communément. Par exemple, opter pour une femme pour un poste de chargée de projet marketing… Il est nécessaire de déconstruire ces représentations pour qu’elles n’influencent pas le choix au moment du recrutement ou de l’évaluation de la performance, par exemple. Ces idées nous traversent sans que l’on s’en rende compte, comme quand on va trouver trop sûre d’elle une femme qui négocie son salaire, ce qui n’est pas le cas pour un homme. Or les représentations peuvent être facilement déconstruites, quand on les identifie et qu’on les nomme. Il faudrait davantage travailler sur cette déconstruction, en se penchant sur les attendus réels pour un poste.
Bien ! Mais les principaux commentaires que j’ai reçus de la part de mes collègues hommes sont que j’avais une vision très pessimiste de la réalité. Cela témoigne pour moi de l’ignorance d’une réalité qu’ils ne vivent pas. Cela montre le fossé entre l’expérience vécue de la domination et la situation de dominant, qu’eux-mêmes n’ont pas toujours cherchée, d’ailleurs ! Ce qui est difficile à comprendre, c’est que la question du sexisme n’est pas une affaire interindividuelle, qui viendrait de quelqu’un « qui serait méchant », pour caricaturer, mais qu’elle est à placer dans un système plus général. On doit reconnaître que l’on a une position de dominant sans qu’on l’ait cherché, demandé. Or il est beaucoup plus difficile de remettre en question le système que de dénoncer des individus harceleurs…
Léa Dorion est maîtresse de conférences en management à l’université Paris-Saclay, au sein du laboratoire de recherches en économie et gestion depuis 2019. Après avoir été diplômée d’un master en management de l’EMLyon business school, elle décide de se consacrer à l’enseignement et la recherche et intègre l’université Paris-Dauphine pour entamer un travail doctoral en 2015. Ses recherches portent sur l’action collective féministe. Elle étudie les pratiques organisationnelles féministes au sein des mouvements sociaux, du monde académique et des pratiques d’enseignement. Ses travaux mobilisent également les critiques féministes de l’entreprise capitaliste, afin de penser une transformation des modes d’organisation du travail dans une perspective post-marxiste. Elle donne en parallèle de ses recherches des cours de management, de gestion des ressources humaines, de théorie des organisations et d’éthique des affaires à des étudiants, de la licence au master.