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Entretien : « L’attente de la surperformance est si forte que l’on trouve anormal de ne faire que le travail prescrit »

Tendances | publié le : 10.10.2022 | Natasha Laporte

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Entretien : « L’attente de la surperformance est si forte que l’on trouve anormal de ne faire que le travail prescrit »

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Nicolas Roux, sociologue à l’université de Reims Champagne-Ardenne, chercheur au Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (Cérep) et chercheur affilié au Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet), passe au peigne fin la notion de plus en plus répandue de « démission silencieuse » – qu’il convient, selon lui, de relativiser…

Depuis cet été, l’expression quiet quitting est sur toutes les lèvres. D’où vient ce phénomène ?

L’expression vient des réseaux sociaux, depuis que, dans une vidéo sur TikTok qui a enregistré un grand nombre de vues, un homme enjoignait ses suiveurs à ne pas faire plus que ce qui est demandé et à ne pas se surinvestir au travail, dans l’idée que le jeu n’en vaut pas la chandelle. À partir de là, ce phénomène a été médiatisé, sans que cela ne devienne cependant un enjeu dont se seraient emparés les employeurs, les syndicats ou des acteurs politiques. S’agit-il d’une nouvelle tendance ? Sa forme virale, sur les réseaux sociaux, l’est certes. Mais l’idée de ne faire que son travail et de ralentir est un phénomène très ancien… Par exemple, on peut faire un parallèle entre ce qu’on appelle la démission silencieuse et la pratique du freinage ou la grève du zèle dans les usines pendant tout le XXe siècle. L’idée de résister à l’intensification du travail est une histoire vieille comme le capitalisme !

Que recouvre-t-elle exactement ?

La démission silencieuse ou le quiet quitting reviendrait à faire le minimum – autrement dit, à faire, in fine, son travail, ce qui est prescrit en somme dans la fiche de poste. Cela nous ramène à ce que les sociologues du travail observent depuis très longtemps : la différence entre le travail prescrit et le travail réel. Ce que je trouve intéressant derrière cette expression, c’est que l’attente de la performance ou de la surperformance soit devenue tellement forte que l’on trouve étonnant ou anormal de ne faire que son travail prescrit, et comme on le précise souvent, sans se faire licencier… Cette norme de l’investissement ou du surinvestissement au travail dénote ce que certains sociologues ont appelé « le nouvel esprit du capitalisme », où le management et les employeurs tentent d’insuffler un certain rapport au travail qui ne se fait pas que par la contrainte : on parle de culture d’entreprise, de participation, d’engagement, de réalisation de soi… Bref, on veut que les salariés adhèrent pleinement au projet d’entreprise. Ces valeurs, néanmoins, conduisent souvent à faire plus que ce qui est demandé. Cela peut être source de satisfaction, certes, mais il y a aussi un risque de désillusion par rapport à des conditions de travail qui ne le permettent pas ou un sens du travail qui peut se trouver dégradé par un certain ennui, une lassitude, un épuisement. Dans ce contexte, je vois la « démission silencieuse » plutôt comme des stratégies de petite résistance ou de marge d’autonomie au travail, principalement individuelles et non portées par des revendications collectives comme par le passé, pour se protéger d’un travail qui porte atteinte à la santé ou pour veiller à l’articulation entre travail et vie privée. En résumé, selon moi, il n’y a pas de « démission », même silencieuse, car quelqu’un qui ne voudrait faire que son travail est peut-être justement quelqu’un qui aime son travail et a simplement la volonté de faire en sorte qu’il ne déborde pas sur le temps personnel. Pour toutes ces raisons, il y aurait un intérêt à objectiver le phénomène, ce qui n’est pas encore le cas, faute de statistiques qui indiqueraient ce que signifie la démission silencieuse et la diversité des pratiques qu’elle recouvre.

Toutes les catégories socioprofessionnelles sont-elles concernées ?

On peut se demander en effet qui ralentit et qui peut se permettre de ne faire « que son travail ». On voit bien que les catégories subalternes ont peu ou pas de possibilités de pratiquer ce qu’on met derrière le terme de démission silencieuse. Par exemple, pour les ouvriers des entrepôts de logistiques ou les livreurs, dont l’activité est surveillée par les algorithmes, c’est une éventualité qui n’a pas de sens. La commande prise, ils n’ont aucun moyen de faire une pause… On peut raisonner également en termes de secteur d’activité, avec des marchés de l’emploi plus ou moins favorables – il y a certainement des secteurs où l’on peut se le permettre plus qu’ailleurs. Si le caractère viral donne l’impression que c’est massif, je pense que nous faisons face à un phénomène très localisé socialement, qui concerne principalement les cadres et les jeunes qualifiés – et encore, cela reste à vérifier puisque pour les salariés dont la rémunération se fonde sur la performance, avec une part variable, ralentir au travail ou faire le minimum reviendrait à amputer une bonne partie du salaire. Enfin, en disant que le quiet quitting est un nouveau signe du rapport au travail, le risque est de rendre invisibles les actifs ouvriers et employés représentant la moitié de la population active.

Toutefois, la crise Covid n’a-t-elle pas affecté le rapport au travail ?

Je ne suis pas convaincu qu’il y ait eu un bouleversement du rapport au travail. D’abord, la grande démission – ces démissions en masse intervenues aux États-Unis n’ont pour l’heure pas été observées statistiquement en France. Si certains ont souffert des situations professionnelles et de vie durant la pandémie pour concilier travail et famille ainsi qu’en raison du télétravail, qui, en général, s’est traduit par une accentuation de la charge de travail, je ne suis pas sûr qu’il y ait un changement massif remettant en question l’importance du travail. Jusqu’à la crise Covid, que l’on soit satisfait ou non de son travail, quasiment toutes les enquêtes européennes montraient l’importance forte qui lui est accordée, notamment en France. Il existe donc un attachement durable au travail au sein de la population active. En réalité, je pense que nous sommes plutôt confrontés à un effet de cycle économique – une crise se traduit souvent par une série de licenciements et d’augmentation du chômage, comme on a pu l’observer avec le chômage partiel ou total pendant la crise Covid, puis, lors des reprises, lorsque des postes sont créés et que les salaires augmentent, certains secteurs d’activité où les emplois sont moins satisfaisants souffrent de difficultés temporaires. Il y a une certaine convergence des questionnements aujourd’hui, sur la grande démission, la démission silencieuse et la pénurie de main-d’œuvre. Le sens qui sera donné à tous ces débats va dépendre des acteurs qui s’en empareront.

Y a-t-il néanmoins des moyens pour éviter le désengagement des salariés ?

Sauf preuve du contraire, on ne perçoit pas, statistiquement, une baisse de productivité radicale ou brutale depuis la crise Covid. Et je ne vois pas à court terme de danger venant de ce que l’on met derrière le terme de démission silencieuse. On pourrait, au contraire, se rassurer du fait que les salariés font ce qui leur est demandé. Par ailleurs, je vois plusieurs leviers qui méritent réflexion de la part des managers. D’abord, sur le discours concernant le travail comme réalisation de soi et source d’épanouissement. En présentant le travail sous cet angle, non seulement on gomme tous les aspects potentiellement contraignants, mais on amène en plus une vision idéalisée qui peut susciter des illusions (et des désillusions), de même que conduire au surinvestissement. Autre piste, celle de veiller à ce que dans le travail prescrit, il n’y ait pas de zones d’ombre trop fortes, qui pourraient amener les salariés à dépasser leur temps de travail. Enfin, il existe différentes règles qui commencent à être mises en pratique, comme l’aménagement du télétravail permettant l’articulation travail et vie personnelle, sans oublier la prévention des mails tardifs ou intervenant le week-end. Mais tout cela n’a de sens, bien sûr, que si la charge de travail n’est pas excessive…

Auteur

  • Natasha Laporte