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Entretien : « L’apparence physique a de plus en plus d’importance dans la vie professionnelle »

Le point sur | publié le : 10.10.2022 | Natasha Laporte

En France, l’apparence physique est régulièrement citée dans les sondages comme l’une des principales sources de discrimination dans l’emploi. Jean-François Amadieu, sociologue du travail, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et auteur de « La Société du paraître », analyse les raisons de ce phénomène.

Quel rapport et quelle tendance observez-vous dans le cadre de vos recherches en matière de lien entre beauté et vie professionnelle ?

Je constate que l’apparence physique, corporelle, vestimentaire et les visages en particulier ont de plus en plus d’importance dans la vie professionnelle comme dans la vie en général depuis ces dernières années. Deux raisons à cela. D’abord, les réseaux sociaux, apparus à la fin des années 2000, ont considérablement accéléré le phénomène. Par exemple, dans le cas français, il y a certes toujours eu des photos sur les CV, mais ce n’était pas le cas aux États-Unis – sauf que maintenant sur LinkedIn, il y a des photos… En outre, nombre de recruteurs vont sur Google et recherchent des images. Et au-delà de la présence de ces visuels, avec la crise Covid, on note une utilisation plus fréquente de vidéos qui sont enregistrées, visionnées en différé et remplacent parfois le CV. Or par rapport à l’entretien classique, elles accroissent, plus en amont du recrutement, l’impact de l’apparence, avec des images où l’on ne voit pas seulement le visage mais aussi davantage du physique du candidat. L’autre raison, c’est que, dans le passé, l’on ne s’est pas suffisamment attaqué aux discriminations liées à l’apparence physique dans le monde du travail ou ailleurs car ce n’était pas considéré comme un sujet important. Ce n’a pas été porté par le milieu associatif et n’a pas fait l’objet d’un combat historique. Le problème, d’ailleurs, ne concerne pas que notre pays : aux États-Unis, par exemple, il n’y a même pas de législation comme en France, où l’apparence physique est un motif de discrimination. Si l’on avait agi, cela fait longtemps que nombre d’entreprises, pour se montrer responsables et pour offrir la garantie d’un traitement plus objectif et équitable, auraient cessé de traiter des CV avec photos… Or ce n’est pas le cas. Et cela malgré le fait que grâce aux sondages – ceux du Défenseur des droits, le baromètre de l’égalité du Medef ou des enquêtes européennes – l’on sait que l’apparence physique, la taille et le poids, notamment, de même que le fait d’avoir l’air vieux, sont les principales sources de discrimination au travail. Bref, c’est un sujet qui a été laissé largement en friche.

Au-delà du recrutement, la beauté a-t-elle un impact sur l’évolution professionnelle ?

Dans le baromètre de l’égalité que le Medef diffuse depuis 2012, on demande aux professionnels et aux salariés d’un panel s’ils pensent que les critères d’apparence physique sont importants pour réussir professionnellement. Et en effet, ils sont nombreux à déclarer que c’est important. Nous savons donc que l’apparence physique a des effets concrets sur la vie professionnelle, et pas seulement au stade du recrutement, mais aussi sur les écarts de salaire, le maintien dans l’emploi et l’évolution de carrière. Cela dit, on manque d’études en France sur ces aspects. Pourquoi ? Si les entreprises ont bien l’obligation de mesurer l’écart des salaires entre les hommes et les femmes, elles n’ont pas le droit d’avoir des statistiques sur la taille ou le poids, pour savoir si les salariés sont en situation de surpoids ou d’obésité, par exemple, et s’il y a des écarts derémunération de ce fait. Au niveau national également, ce n’est pas aisé d’avoir des données. On sait que l’obésité est de plus en plus concentrée sur les personnes qui ont un faible niveau de vie : il y aurait ainsi corrélation entre silhouette et revenu. Mais que se passe-t-il pour quelqu’un qui est considéré comme beau et plus attrayant en raison de son visage ? Il y a eu des études américaines, comme l’ouvrage intitulé « La beauté paie » (« Beauty pays »), où des économistes ont essayé de mesurer ce que cela génère comme différence de revenu lorsque la personne est belle, et pas seulement en fonction de la taille et du poids. En France, on peine à le mesurer. Les études internationales montrent cependant que les écarts dus à l’apparence physique sont supérieurs à ce qu’on observe sur les autres sujets de discrimination. Autre point, en France, il existe des études sur la taille, grâce à l’Insee. Toute chose égale par ailleurs, on sait que les hommes de petite taille gagnent moins. D’ailleurs, les cadres sont plus grands que les ouvriers… Pour les femmes, c’est plutôt l’effet négatif du poids et de l’obésité qui peut peser sur l’évolution professionnelle.

La beauté est donc un capital sur le marché du travail…

C’est un capital en ce sens que l’on peut le faire fructifier. On hérite de la taille, mais bien d’autres éléments d’apparence physique sont le résultat de soins. Il y a donc des inégalités entre individus quant à leur capacité à entretenir ce capital et à tirer le meilleur parti d’eux-mêmes. Ainsi, la discrimination en raison de l’âge et de l’apparence physique liée à l’âge est très forte, particulièrement dans le cas français, d’après les comparaisons internationales. La France a d’ailleurs été en queue de peloton des pays européens pendant longtemps sur la question des seniors dans l’emploi. C’est un exemple de la beauté comme un capital, car plusieurs études ont montré que, encore plus que l’âge chronologique, l’important, c’est ce à quoi vous ressemblez. Le fait d’avoir une peau lisse sans rides ou taches, la couleur des cheveux, blancs ou non, la manière de s’habiller pour paraître plus jeune : à âge égal, il y a des différences importantes selon les individus qui ont su plus ou moins se rajeunir. Ce qui amène de plus en plus de gens à recourir à la chirurgie esthétique et à lutter contre les stigmates du vieillissement.

Y a-t-il des secteurs ou des emplois plus concernés que d’autres ?

Grâce aux tests par l’envoi de CV, on sait que les emplois en contact avec la clientèle – ceux où il faut séduire le client, comme dans les cafés, les hôtels, les restaurants, sur des postes d’accueil ou de vente – sont concernés… Mais pas seulement, puisque l’on constate malheureusement dans les enquêtes que cela touche aussi les types d’emploi où, pourtant, il n’y a pas ou peu de contact avec la clientèle. En ce moment, on parle beaucoup de difficultés de recrutement dans certains secteurs. Il est donc évident qu’il y a une contrainte à desserrer…

N’y a-t-il pas une part de subjectivité dans ce que l’on considère comme beau ?

Il y a des cas où c’est objectivable, comme pour la taille et le poids. Grâce aux enquêtes du Défenseur des droits, nous savons que nombre d’hommes et de femmes en particulier sont affectés dans leur vie professionnelle par l’obésité et même par le surpoids. C’est quelque chose que l’on peut mesurer. Mais comment sait-on que quelqu’un est plus beau qu’un autre ? La méthode consiste à montrer la photo d’un individu à 50 personnes : il peut y avoir un accord très clair sur le fait qu’une personne est considérée comme belle ou disgracieuse. Ces appréciations, qui se forgent en quelques fractions de seconde, sont très partagées au sein de la population. Les gens préfèrent en général un visage lisse et symétrique à un visage avec beaucoup d’imperfections, entre autres.

À l’inverse, la beauté peut-elle être un frein à la carrière ?

Les associations entre le beau et le bien sont tellement fortes, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, que les situation où la beauté d’une personne serait un désavantage sont limités. On peut néanmoins constater quelques cas. Une étude israélienne a ainsi trouvé que parfois, des femmes au physique particulièrement attrayant rencontraient des difficultés de recrutement pour des raisons de jalousie. Cependant, en France, les études n’ont pas observé la même chose.

Le poids des apparences physiques est-il plus fort dans notre pays qu’ailleurs ?

Historiquement, à l’échelle internationale, est-ce tout à fait par hasard si c’est en France que l’on trouve les fleurons de la mode, de la cosmétique et de l’industrie du luxe, qui reposent en grande partie sur des considérations esthétiques ? Dans notre société, l’apparence physique et vestimentaire a souvent été un marqueur social, alors qu’en Amérique du Nord ou en Allemagne, on ne s’y attache pas de la même manière. On s’aperçoit que dans les comparaisons internationales, en France, il y a moins de tolérance au surpoids. Même chose pour le fait d’avoir l’air vieux. La jeunesse est associée à la beauté et vice-versa. Nous sommes sans doute le pays où le sujet de l’apparence physique est le plus prégnant – mais dont, en même temps, on ne parle quasiment pas…

Constatez-vous néanmoins des avancées en matière de prise de conscience au sein des entreprises ?

Prenez les reporting des politiques de diversité et les sujets qui y sont traités et vous verrez qu’il s’agit essentiellement des questions de nationalité, d’origine ou de genre, de LGBT+ et de seniors. Autrement dit, en matière d’apparence, la prise de conscience reste encore très limitée…

Auteur

  • Natasha Laporte