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Le grand entretien

« Les dirigeants harceleurs manifestent un penchant pour le management autoritaire »

Le grand entretien | publié le : 03.10.2022 | Frédéric Brillet

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« Les dirigeants harceleurs manifestent un penchant pour le management autoritaire »

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Dans son essai Le harcèlement au travail : le comprendre et s’en préserver, paru aux Éditions Baudelaire, Rose-Marie Eynaud, elle-même victime d’un harcèlement, livre un plaidoyer en direction des pouvoirs publics, appelés à réformer notre système juridique pour mieux protéger et indemniser les salariés concernés.

Quels procédés utilisent les managers ou dirigeants harceleurs à l’encontre des salariés qu’ils souhaitent voir partir ?

Ils se servent, consciemment ou non, de procédés pervers qui ligotent psychologiquement les victimes. On les stresse, on les surveille, on les piste dans leurs déplacements à l’extérieur de l’entreprise pour les isoler du groupe, les discréditer et les pousser à la faute. Ces pratiques génèrent de nombreux maux physiologiques et psychologiques. Le discrédit professionnel, les refus de formation minent la confiance et l’estime de soi et compromettent la capacité à travailler. Rejetée sur le plan professionnel, la victime finit par perdre son emploi, ce qui affecte aussi ses relations familiales.

Quels traits de caractère manifestent généralement les harceleurs ?

Les dirigeants harceleurs manifestent un penchant pour le management autoritaire, en utilisant leur pouvoir pour faire taire toute contradiction. C’est donc l’excès de pouvoir et la manipulation perverse qui sont à l’origine du harcèlement. Plus le niveau de responsabilité du harceleur est élevé dans l’entreprise, plus le management sera maltraitant. Dans notre société où tous les moyens sont bons pour réussir, il ne faut pas s’étonner d’une telle dérive managériale. On se flatte ainsi de réussir « dans un panier de crabes » ou « dans un monde de requins ». Le pouvoir constitue donc une arme terrible lorsqu’il est détenu par un individu pervers – dans un système qui autorise ce genre de comportement. De par leur profil psychologique, certains managers sont prédisposés à l’adopter. Mais encore faut-il que la culture interne de leur organisation les y pousse…

Vous insistez sur la notion de manipulation au cœur de ce processus…

L’individu pervers séduit les membres les plus dociles du groupe pour s’en faire des alliés. Les salariés sous influence suivent le pervers dans le cynisme et le manque de respect. Car un lien social relie désormais les membres du groupe dans la critique commune de la personne isolée. Si une personne, sans perdre pour autant tout sens moral, dépend d’un individu dépourvu de scrupules, elle se départit de tout sens critique. C’est la banalisation sociale du mal. La victime perd pied et sa mise à mort n’offusque personne.

La loi de 2007 contre le harcèlement au travail est-elle suffisamment protectrice ?

Non ! Preuve en est, mon long combat (amorcé en 2001) perdure en 2022 pour obtenir réparation, alors que mon employeur a bien été condamné pour harcèlement moral en septembre 2015 pour des faits qui ont commencé fin 2001. Qui plus est, lors de ma prise en charge thérapeutique en psychiatrie, de 2016 à 2020, j’ai participé à de nombreuses séances de groupe qui m’ont permis de constater que les salariés harcelés ces dernières années traversaient ce que j’avais moi-même traversé dix ans plus tôt. Rien n’avait changé. Les causes produisaient toujours les mêmes effets.

Quels points de la loi devraient être améliorés, selon vous ?

Il faudrait d’abord évoluer vers une loi contre la violence et le harcèlement non discriminatoire et qui s’applique à tout salarié d’emploi privé ou public. Le salarié qui a subi ou dénoncé des faits de harcèlement doit être mieux protégé, quel que soit son statut. Le juge administratif a condamné mon employeur en 2015, mais n’a pas annulé mon licenciement. En effet, le Code du travail (article L. 1152-3) prévoyant « la nullité du licenciement intervenu alors que le salarié a subi, refusé de subir, témoigné ou relaté des faits de harcèlement moral » ne s’applique qu’aux salariés de droit privé, pas à ceux du public.

Vous pointez aussi dans votre essai les failles en ce qui concerne les réparations…

Il faudrait garantir le principe de justice réparatrice globale pour toute victime de harcèlement, ce qui suppose de lier les démarches de reconnaissance et d’indemnisation. Car toute victime a besoin de reconnaissance et d’être pleinement accompagnée sur le chemin de la réparation, dans une relation de soins et d’aide. Cela suppose une véritable écoute pour libérer la parole, avec un receveur qui l’accueille avec compréhension, attention et empathie, et qui débouche sur la reconnaissance et la réparation à tous les échelons : médical, judiciaire et économique. Toute victime a des besoins et des attentes que la justice ne peut plus ignorer. Il en résulterait des réparations plus élevées, à la hauteur des préjudices subis dans toutes les sphères de la vie, ainsi que pour les ayants droit. Actuellement, les dommages récupérés par une victime du droit du travail sont très insuffisants et largement inférieurs à ceux récupérés par une victime du droit commun. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire que le dispositif de réparation des AT/MP (accident du travail/maladie professionnelle) ne répond plus aux besoins des victimes et qu’il faut le réformer. Depuis 20 ans, ce dispositif est incomplet, injuste, complexe et juridiquement fragile. À la suite de la pandémie de Covid, le personnel politique avait l’occasion d’engager une réforme d’envergure, équitable et équilibrée des risques professionnels. Mais les travaux engagés en 2020 sur la problématique des réparations ont été tronqués, donnant lieu simplement au projet de loi sur la prévention de la santé au travail. Sur la question des risques professionnels, les politiques ont planché seulement sur la prévention côté employeur, oubliant la problématique des réparations côté salarié. C’est bien là le scandale… Pourtant, les violences psychologiques au travail se sont intensifiées ces dernières années (+ 6 % en 2019, selon les chiffres de la Sécurité sociale). De même, en novembre 2021, le gouvernement a ratifié a minima la convention n° 190 de l’OIT (Organisation internationale du travail) sur la violence et le harcèlement au travail, en occultant la recommandation n° 260 liée à cette même convention.

Vous allez jusqu’à préconiser la création d’un fonds dédié…

Au regard de l’ampleur du problème, j’estime en effet souhaitable la mise en place d’un fonds d’indemnisation en faveur des salariés victimes de harcèlement (violences psychologiques) bénéficiant d’une reconnaissance de la maladie professionnelle quand ils connaissent une faillite personnelle et ce, depuis la loi 2007 instituant la prohibition du harcèlement au travail. Car la maladie conséquente du harcèlement au travail n’est pas une maladie professionnelle comme les autres : elle est la conséquence d’un délit inscrit au Code pénal depuis 2014 commis par l’employeur à l’encontre du salarié.

Vous estimez par ailleurs que les dommages économiques subis par les victimes et les nuisances sur leur environnement familial et social sont mal pris en compte…

Il faut refondre les modalités de calcul des rentes AT/MP, la Sécurité sociale utilisant des textes de loi très anciens (1959) beaucoup moins favorables aux victimes relevant du droit du travail qu’à celles qui relèvent du droit commun : le rapport des dommages récupérés est d’un facteur 10 en faveur des derniers. Le salarié qui ne peut faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur ne bénéficie d’aucun poste de préjudice à part le déficit fonctionnel permanent, qui intègre le préjudice économique, par le versement d’un capital ou d’une rente AT/MP forfaitaire. Le reste à charge médical n’est pas couvert, ni la totalité de ses pertes de revenus passés et futurs. Avec la reconnaissance de la faute inexcusable, il obtiendra « une réparation améliorée » (mais toujours pas intégrale).

Au-delà de la loi, comment évolue la jurisprudence liée au harcèlement ?

Depuis l’apparition du régime de la faute inexcusable de l’employeur en 2002, avec les arrêts « amiante » et sa généralisation à tous les accidents du travail en 2005, pour ouvrir le droit à réparation des victimes du travail, les enjeux économiques ont pris le pas sur le droit à réparation. En témoigne l’évolution de la jurisprudence en la matière. D’abord relativement frileuse, la position de la Cour de cassation a rapidement évolué pour finir par poser le principe de l’obligation de résultat favorable aux victimes des AT/MP. Puis elle a reculé pour ne retenir que le principe de l’obligation de moyens qui allège la responsabilité des employeurs. Tout récemment (2020), la Cour a lié l’obligation de résultat et la faute inexcusable. Concernant les violences psychologiques faites sur le lieu de travail, les juges sont sans doute plus sensibles au harcèlement du fait de la pression de la société depuis le mouvement #MeToo. La parole s’est libérée, mais le harcèlement moral perdure en entreprise – sous des formes plus discrètes car cachées…

Quel impact la loi entrée en vigueur en 2022 sur la prévention en santé au travail peut-elle avoir sur le harcèlement ?

La loi crée des comités régionaux de prévention et de santé au travail (CRPST) qui vont s’articuler avec les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) dans le cadre de l’indemnisation des maladies professionnelles. Reste à savoir si ces nouvelles instances en lien avec les CRRMP vont faciliter l’indemnisation des victimes du harcèlement au travail ou dédouaner les employeurs de leur responsabilité d’assurer la sécurité.

Parcours

Diplômée de l’École nationale des Ponts et Chaussées, de l’Institut d’urbanisme de Paris VIII et de l’École supérieure de commerce de Marseille-Provence (management et stratégie d’entreprise), Rose-Marie Eynaud a d’abord travaillé comme consultante indépendante en urbanisme et développement économique auprès des collectivités territoriales, avant de faire carrière en chambre de commerce, où elle a été confrontée au harcèlement dans ses dernières fonctions. Cette expérience douloureuse l’a amenée à publier deux ouvrages sur le harcèlement qui explorent notamment les chemins de la reconstruction, de la résilience et les moyens de mieux protéger les victimes.

Auteur

  • Frédéric Brillet