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Le grand entretien

« Nous arrivons au bout d’un modèle »

Le grand entretien | publié le : 26.09.2022 | Frédéric Brillet

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« Nous arrivons au bout d’un modèle »

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Dans Manager aujourd’hui, les 25 nouvelles tendances, publié aux éditions De Boeck, Bertrand Jouvenot procède à une analyse exhaustive de ces dernières, qui tendent vers un modèle prenant en compte des intérêts plus larges que ceux de l’actionnaire.

Sous quel angle abordez-vous les tendances du management ?

J’ai voulu envisager le management comme un sujet de société, ce qui m’a conduit à écrire un livre sur les tendances du management et non un livre de management. Quand j’ai questionné des professionnels à ce propos, j’ai obtenu autant de réponses que d’interlocuteurs. Je suis alors reparti du début en lisant les classiques : les auteurs, les livres, les articles, les études, les rapports qui avaient marqué l’histoire du management… J’ai remonté le temps pour comprendre pourquoi les choses se passent comme elles se passent aujourd’hui en entreprise. Cela m’a amené à identifier 25 tendances majeures, qui vont considérablement changer l’avenir des gens qui travaillent, des entreprises et même de la société.

Première tendance relevée : le taylorisme est à bout de souffle. Pourtant, le travail à la chaîne et la division très poussée des tâches perdurent dans nombre d’industries et services…

Historiquement, le taylorisme s’est imposé comme un mode d’organisation du fait de sa grande efficacité dans un environnement relativement stable pendant plus d’un demi-siècle. Si bien que nous avons, individuellement et collectivement, pris des habitudes dont nous avons du mal à nous défaire. Cela dit, les Japonais l’ont remis en cause, notamment en donnant plus d’autonomie aux collaborateurs pour résoudre les problèmes directement sur la chaîne de production. Dans leur sillage, une myriade de nouvelles approches plus spécifiques se sont succédé pour adapter l’entreprise et améliorer ses performances : reengineering, Six Sigma, Lean management… Toutes se développent dans l’industrie pour commencer, et sont adaptées parfois au secteur tertiaire ensuite.

Deuxième tendance, l’entreprise se soucie davantage de la RSE. Quel impact peut-on en attendre sur le management ?

Le management s’est développé autour de la « maximisation de la valeur pour l’actionnaire ». Ce leitmotiv entre désormais en contradiction avec les nouveaux défis que les entreprises sont sommées de relever (écologiques, sociaux…). À quoi servent les entreprises ? Pourquoi et pour qui doivent-elles créer de la valeur ? Autant de nouvelles questions introduites par la prise de conscience des enjeux auxquels l’humanité est dorénavant confrontée : avenir de la planète, chômage de masse, dette des États, recul de l’État-providence… Et les entreprises sont de plus en plus sommées d’y répondre du fait de leur taille : sur les 100 principales entités mondiales en termes de revenus, 69 sont des entreprises. La question de leur contribution au bien commun a été introduite par le prix Nobel d’économie Jean Tirole, tandis qu’un autre prix Nobel d’économie, Oliver Hart, a proposé d’utiliser la notion d’intérêt élargi de l’actionnaire. Car nous arrivons au bout d’un modèle dans lequel ni les plus âgés ni les nouvelles générations ne se retrouvent.

Vous évoquez les nouveaux enjeux du lieu de travail, de l’émergence du workspace à la place de la workplace…

Avec le développement des nouvelles technologies, les échanges ont lieu sous des formes plus variées (SMS, e-mail, Zoom…) et se produisent de plus en plus entre des collaborateurs qui ne sont plus sur un même lieu de travail (mais à la maison en télétravail, en vacances, parfois, dans les transports, souvent, etc.). Si bien que le workspace – ou espace de travail, remplace le lieu de travail habituel. L’un des nouveaux enjeux pour les entreprises et le management est donc d’organiser le travail de manière collaborative en tenant compte de ces nouvelles conditions. Peu importe le temps passé, le lieu de réalisation du travail.

Autre tendance, les soft skills. Pourquoi prennent-elles autant d’importance ?

L’augmentation des interactions entre l’homme et des machines de plus en plus intelligentes nécessite davantage de soft skills. Les compétences sociales, émotionnelles et technologiques gagnent en importance à mesure que les machines effectuent de plus en plus les tâches manuelles, basiques et répétitives. Les soft skills constituent donc le moins mauvais palliatif pour exécuter un travail qui s’annonce différent, évolutif et réalisé au sein d’un monde en pleine mutation.

Pourquoi le management au XXIe siècle doit-il davantage s’appuyer sur la confiance ?

Parce que la confiance fait gagner du temps et de l’argent. La quantification du caractère vertueux de la confiance n’a été étudiée que récemment. En 2002, les professeurs Jeffrey H. Dyer et Wujin Chu ont étudié plus de 350 achats de voiture aux États-Unis et en Corée du Sud. Les acheteurs qui ne faisaient pas confiance engendraient un coût d’acquisition du client par le constructeur six fois supérieur à ceux qui faisaient confiance. Les entreprises à qui le moins de confiance était accordée étaient aussi les moins rentables. Depuis, d’autres recherches ont étayé la principale conclusion de Jeffrey H. Dyer et Wujin Chu : la confiance engendre une spirale ascendante de coopérations et de comportements créateurs de valeur et peut devenir un mécanisme irremplaçable de gouvernance.

Autre tendance, vous évoquez un resserrement des liens entre générations. Qu’est-ce qui vous amène à cette affirmation ? Et quelles conséquences pour le management ?

Je parle de « maillage générationnel qui se resserre » entre les générations plutôt que de resserrement des liens entre elles. Je ne constate pas l’apparition d’une compréhension mutuelle ou d’une complicité accrue entre les générations, au contraire. Mais je pense qu’elles sont, et c’est là toute la difficulté, de plus en plus interdépendantes – qu’elles le veuillent ou non. L’enjeu consistant à les faire collaborer efficacement devient majeur.

L’adaptation du management à son époque passe, selon vous, par un changement dans la mesure de la performance. Qu’entendez-vous par là ?

Les entreprises et leur management doivent adopter de nouvelles attitudes dont la liste ne cesse de s’allonger. Il s’agit par exemple de considérer chaque employé non plus en comparaison avec ses pairs, mais en fonction de lui-même et de ses propres accomplissements ou progrès. De fournir du feed-back beaucoup plus régulièrement, avec respect et bienveillance. De rendre les réunions de revue des objectifs et des performances plus courtes et moins pesantes. De passer d’un focus sur le passé à un focus sur le futur. De rattacher la performance des collaborateurs à l’impact plus général de l’entreprise sur son écosystème.

La prise en compte de la diversité et de l’inclusion devient indispensable pour les managers. Mais qu’est-ce qu’une bonne politique inclusive ?

Le sujet est encore nouveau et il est donc difficile de déterminer de bonnes pratiques. En revanche, de premiers retours d’expérience ont montré les risques que prenaient les entreprises à trop vouloir « être inclusives » en communiquant sur ce sujet. Aux États-Unis, notamment, dans des entreprises qui se targuent de recruter des membres de la communauté LGBT+, certains collaborateurs perçoivent ces embauches comme de la « discrimination positive ». Résultat, les membres de ladite communauté sont stigmatisés. Et en cas de conflit entre un collaborateur de la population historique de l’entreprise et un profil issu de la politique inclusive, il est encore plus difficile de trouver des compromis.

Quelle place prend le suivi du bonheur et de l’épanouissement au travail dans les organisations ?

La réaction la plus visible en France montre les entreprises agissant sur tout ce qui est périphérique au travail : les locaux, la convivialité… L’apparition dans les organigrammes de Chief Happiness Officers, responsables des conditions de travail dans une logique d’amélioration du bien-être collaborateur est même devenue une tendance. Mais les entreprises devront impérativement ancrer le bien-être au travail dans le quotidien en passant d’un mode de survie (initiatives visant à améliorer le bien-être de façon décorrélée, au travers de programmes adjacents au travail) à un mode proactif, en intégrant le bien-être dans l’organisation du travail aux niveaux individuels, collectifs et organisationnels pour construire un avenir durable où les collaborateurs se sentent mieux et travaillent mieux. Les managers devront être largement sensibilisés, associés à la démarche générale et impliqués. En 2010, déjà, dans le rapport « Bien être et efficacité au travail de 2010 », Henri Lachmann, Muriel Penicaud et Christian Larose écrivaient que « le manager est le premier acteur de la santé au travail ». Dans les faits, le manager s’est de moins en moins occupé du travail réel. Il est plutôt devenu un spécialiste de l’organisation, fixant des objectifs et ajustant les moyens, au sein d’entreprises tendues vers la performance, mais oubliant parfois un peu trop l’humain. Un management de proximité est peut-être à inventer. Et les managers devront apprendre à faire cohabiter bienveillance et performance.

Parcours

Bertrand Jouvenot démarre sa carrière en 1996 dans l’Internet et les télécommunications (Club Internet, Alcatel), avant de prendre des fonctions de cadre dirigeant dans le marketing et l’e-commerce de l’habillement (Kering, Celio, Cerruti). Fort d’une expérience marketing, communication, CRM et numérique au sein de secteurs complémentaires (luxe, mode, distribution), il est aujourd’hui consultant indépendant. Il est également blogueur, publie des livres et signe des articles et des tribunes sur ces sujets dans Les Échos, la Harvard Business Review, Forbes et Stratégies.

Auteur

  • Frédéric Brillet