Enseignante-chercheuse à l’IÉSEG School of Management, Élodie Gentina planche sur un nouvel ouvrage, centré sur la manière de manager les jeunes, à paraître en 2023. Dans un entretien, elle brosse le portrait des « digital natives » et dégage des pistes pour un management intergénérationnel adapté aux évolutions sociétales.
Il convient de préciser que mes recherches portent sur la génération des « digital natives », nés pendant la quatrième révolution numérique, qui ont fait ou font leurs études en école de commerce ou à l’université. Tout d’abord, le salaire continue, malgré tout, d’être une question fondamentale, comme le montre un récent sondage BVA auprès de 1 000 Français de 18 à 24 ans. Même s’il n’est plus le seul critère qui permet de fidéliser les jeunes : s’ils ont un travail bien rémunéré dans lequel ils ne s’épanouissent pas, ils ne resteront pas. Ensuite, d’après mes études auprès de 2 500 jeunes et ce que j’observe sur le terrain, la bonne ambiance, l’esprit d’équipe et le rapport entre collègues au travail comptent beaucoup. Pour les jeunes, l’important n’est pas d’être fidèle à l’entreprise, mais aux autres, aux collaborateurs, qui deviennent en quelque sorte leur communauté ou leur tribu. Et s’ils ont besoin de mobilité et de flexibilité, ils sont heureux d’être aussi en présentiel – car ils ont besoin de liens. Autre tendance, ces jeunes veulent se sentir reconnus dans leur singularité et pour leurs compétences. Compétences qu’ils ont en outre envie d’étoffer dans l’entreprise. C’est pourquoi ils aiment travailler sur des missions courtes et apprendre au fur et à mesure. De même, ils souhaitent un métier dans lequel ils se sentent grandir. Ils s’orientent donc vers des entreprises dont ils partagent les valeurs, des sociétés à mission et celles qui montrent par leur action qu’elles s’engagent dans la RSE. Le mot « sens », d’ailleurs, a évolué : pour ces nouvelles générations, il n’est plus directement relié au travail, mais au développement personnel – ils veulent avoir du sens dans leur vie par le travail, mais pas uniquement par ce biais. Enfin, l’un des points essentiels est bien évidemment leur rapport au numérique. Ils baignent dedans et sont très à l’aise avec les outils digitaux.
La société a beaucoup évolué : nous sommes passés des modes pyramidaux à des modes plus agiles, des modèles solides à des modèles fluides, où l’on peut apprendre au-delà des frontières de l’école, que ce soit dans l’entreprise, à distance, de chez soi… tandis qu’Internet permet de multiplier les liens, dans l’entreprise et au-delà. Les jeunes accordent donc beaucoup d’importance au réseau. Ainsi, au lieu d’une hiérarchie N+1, N+2, N-1… c’est un management plus égalitaire et plus libéré, où l’on peut apprendre des uns et des autres, qui compte pour cette génération. Pour ces jeunes, l’important est que le management soit agile, mobile, humain et ouvert. L’autorité doit toujours être là pour eux, ils recherchent bien un manager – mais qui soit plutôt un coach qu’un supérieur hiérarchique respecté pour son âge. Pour eux, un bon manager est celui qui a bien sûr les compétences, mais surtout qui est à l’écoute, développe l’empathie et possède la capacité de fédérer les équipes. Bref, qui met l’humain au centre. Le phénomène de socialisation qui s’observe par exemple dans les familles – où l’enfant est devenu plus acteur dans les échanges, où il participe aux choix de consommation des parents, qui utilisent des stratégies pour négocier et obtenir son adhésion – se transpose dans l’entreprise, sous forme de recherche de relations plus égalitaires. Il est donc important de comprendre les générations d’un point de vue sociétal – quel est leur comportement à l’école, quels sont leurs agents de socialisation, comment se servent-ils de leur smartphone… – afin d’avoir les clés quant aux outils pour les manager et à la manière de le faire. Mais tout n’est pas une question de génération. Les collaborateurs plus âgés, eux aussi, s’adaptent à ces changements de société. Et les salariés plus expérimentés apprécient aussi la flexibilité. Il n’y a donc pas un mode de management complètement dissociable et applicable selon la ligne générationnelle.
Le management intergénérationnel est l’encadrement de personnes de différentes générations : X, Y, Z… Il pose des questions telles que l’apport des diversités, mais aussi des risques de conflit et d’incompréhension, puisque les différentes générations ont des vécus différents et des cultures différentes et peuvent donc parfois éprouver des difficultés à communiquer et à travailler ensemble. En outre, l’évolution des technologies, très rapide – les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, le métavers… –, remet en question le principe fondamental de la socialisation. Les « digital natives » disposent des savoirs informatiques de par l’usage qu’ils ont eu très tôt du numérique et il y a un risque d’asymétrie au niveau des compétences selon les générations. Avant, on parlait d’une transmission unilatérale du savoir, des plus anciens vers les plus jeunes, dans un sens descendant. Ce modèle d’apprentissage est actuellement en passe de se déconstruire. Il faut s’adapter et construire un autre mode de management. Il est tout d’abord important d’éviter les stéréotypes : qu’un jeune, par exemple, se dise que ce n’est pas un « vieux », avec son costume cravate, qui va lui apprendre quelque chose en matière de numérique, ou qu’un senior se dise que ce n’est pas le jeune avec son casque et son smartphone qui va lui enseigner grand-chose. Il est crucial que les uns et les autres essaient de se comprendre. De même, si les jeunes sont ouverts à l’international, hypermobiles, parlent bien l’anglais et ont les compétences numériques, ce n’est pas pour autant qu’il faut oublier le savoir des anciens, leur expérience, leurs témoignages, l’histoire de l’entreprise… Ces derniers sont capables de prendre du recul sur une information, alors que les jeunes savent la trouver vite grâce aux outils numériques, certes, mais ont souvent du mal à la décrypter. Le management intergénérationnel doit donc rechercher des apprentissages qui vont dans les deux sens, ascendant et descendant. Un bon exemple est le mentorat et le mentorat inversé : c’est le pari que font de nombreuses entreprises dans une logique intergénérationnelle de partage des connaissances en créant de nouvelles formes d’interactions et en questionnant les rapports hiérarchiques traditionnels. Le fait qu’un jeune salarié travaille avec un ancien favorise l’intégration et la coopération – et représente une opportunité pour l’entreprise. En somme, il est essentiel de s’inscrire dans une démarche inclusive, pour mettre en place un dispositif adapté et permettre la naissance d’une culture intergénérationnelle au sein d’une entreprise.
C’est très hétérogène, selon le secteur d’activité ou la taille de l’entreprise. Certaines organisations font face à des difficultés de recrutement parce qu’elles ont une image vieillissante, trop traditionnelle et n’attirent pas les jeunes. Elles doivent travailler leur marque employeur pour être plus attrayantes. Mais encore faut-il qu’il y ait cohérence entre la marque et les actions. D’autres parviennent à recruter les nouvelles générations, mais ont des problématiques de fidélité et d’engagement puisque les jeunes sont très mobiles et ne restent pas forcément. Or si au bout de six mois la jeune recrue part, c’est pour l’entreprise une perte, tant en compétences que financière. D’où l’importance d’une bonne intégration du jeune. Enfin, certains employeurs ont bien compris les enjeux et ne rencontrent pas de problèmes à attirer ou à fidéliser. Par exemple, certains ont arrêté l’entretien d’évaluation annuel – puisque les jeunes risquent de partir bien avant ! En résumé, les entreprises évoluent, mais ne sont pas toutes au même niveau, de par leur histoire, leur secteur d’activité, leur localisation et leur style de management. Et certaines, malheureusement, sont encore bien en retard sur la question…
Élodie Gentina est docteure en sciences de gestion et professeure en marketing à l’IÉSEG School of Management. Elle est également conférencière en entreprise et l’auteure de nombreux ouvrages et publications sur la génération Z, dont Génération Z : Des Z consommateurs aux Z collaborateurs, (Ed. Dunod, 2018).