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Le grand entretien

« Notre système social a contribué au déclin industriel »

Le grand entretien | publié le : 12.09.2022 | Frédéric Brillet

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« Notre système social a contribué au déclin industriel »

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Dans son ouvrage La désindustrialisation de la France (1995-2015), publié chez Odile Jacob, Nicolas Dufourcq pointe, parmi les causes du déclin, les particularités de notre modèle et de notre culture.

Pourquoi démarrer l’histoire de la désindustrialisation en 1995 ?

Parce que l’on assiste alors à la première vague de délocalisations vers l’Europe de l’Est et au début de la modération salariale allemande. L’Italie se prépare à l’euro et dévalue la lire de 50 %. Les négociations pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce ont commencé. Le marché européen est unique depuis trois ans et l’on en mesure les premières conséquences sur les territoires. Les grandes grèves contre la réforme de la Sécurité sociale montrent l’ampleur des résistances à des changements pourtant nécessaires. Les PME industrielles françaises commencent à donner l’alerte mais ne sont pas entendues. Beaucoup ne sont pas préparées au choc à venir de la mondialisation.

En quoi le modèle social et la culture française ont-ils longtemps pénalisé l’industrie ?

D’abord, notre modèle social est entièrement financé par les salaires. Ensuite, la fiscalité prélève une part des fonds propres des entreprises industrielles locales beaucoup plus élevée que chez leurs concurrents européens. D’où un déficit d’investissements. S’ajoute à cela une culture conflictuelle des relations sociales, très influencée par la dynamique de l’après-guerre française et opposée au consensus de Bad Godesberg auquel est parvenue l’Allemagne. Par ailleurs, les lois Auroux, conçues comme participatives, ont cranté en réalité un rapport de force dans l’entreprise qui a dégradé le climat social dans les PME et ETI. Le chef d’entreprise était trop souvent stigmatisé et sa parole mise en doute. L’industrie a longtemps été décriée, jugée responsable du chômage, de la pollution, des maladies professionnelles… L’Éducation nationale a cessé progressivement de former les jeunes aux besoins des branches professionnelles, et les plus doués d’entre eux se sont détournés de l’industrie. Jusqu’aux lois Rebsamen, Macron, El Khomri et aux ordonnances Penicaud, la rupture du contrat de travail était aussi complexe qu’un divorce conjugal ! Bref, tout a concouru au déclin industriel.

Cependant, de grands groupes industriels ont bien résisté…

Certains ont effectivement gagné la bataille de la mondialisation, à l’instar de Saint-Gobain, Total, Schneider, Sanofi, LVMH… Mais, sauf dans l’aéronautique ou le luxe, ils n’ont pas vraiment eu le souci de soutenir leur filière. On ne pouvait pas leur demander de conquérir le monde et en même temps de réparer les dégâts du modèle socialo-fiscal français dans les territoires. Les PME industrielles, en revanche, ont souffert. Les décideurs politiques ne connaissaient pas cet univers. Et quand les syndicats des grands groupes s’y intéressaient, c’était pour tenter d’y exporter leurs revendications, pas pour écouter leurs doléances et les faire remonter. Les médias n’en parlaient pas. Et les conseils régionaux, à l’époque, n’avaient pas encore la compétence économique qu’ils ont aujourd’hui. Il y a eu une sorte de préférence collective pour la désindustrialisation : au fond, tout le monde était d’accord pour dire que la France devait être servicielle, inventer des produits pour les faire fabriquer à l’extérieur. Le « fabless » (l’entreprise sans usine) s’inscrivait dans la fin inéluctable de notre histoire industrielle. Dans cette perspective, toute l’attention se focalisait sur les grands groupes, à qui l’on demandait de conquérir le monde et de conserver un ancrage en France en y maintenant le siège social et de la R & D.

Ces grandes entreprises portent aussi une part de responsabilité dans l’effilochage du tissu industriel…

Le changement complet de culture des directions des achats des grands groupes au début des années 2000 a effectivement joué un rôle néfaste. Elles ont demandé à leurs sous-traitants de quitter la France, parce que le territoire national n’était plus capable de produire de la bonne qualité au bon prix. Par ailleurs, il fallait rapprocher la production des bassins de consommation. Or le différentiel de pression fiscale et sociale avec l’Allemagne, l’Italie, les pays nordiques, c’était autant de machines non achetées, d’innovations non faites, de formations non financées. L’État a tardé à réagir : il a fallu attendre le rapport Gallois de 2012 pour mettre en place des politiques d’exonération des charges sociales sur les bas salaires, et 2013 pour créer la Banque publique d’investissement. Mais le mal était fait, il fallait prendre des mesures radicales dès 1995.

Vous estimez que la méfiance réciproque entre partenaires sociaux dans l’industrie a également contribué au déclin…

Au tournant des années 2000, une partie des industriels français demeurait antisyndicale et la plupart des syndicats étaient hostiles à une cogestion à l’allemande. D’où un climat social souvent tendu. Heureusement, il y a eu quelques exceptions – avec des syndicats embarqués dans des dynamiques de progrès qui ont permis à des industriels de résister. Cela tenait parfois à peu de chose. Des PME ont par exemple emmené leurs délégués français en Europe de l’Est et en Chine pour leur faire toucher du doigt la gravité des périls et les ont convaincus de la nécessité d’un dialogue social constructif. Tout le monde a fait son chemin depuis l’an 2000, mais on ne peut contester qu’au milieu de la guerre économique, en 2000-2010, la France était en conflit avec elle-même. La loi sur les 35 heures a aggravé la situation en décourageant la création d’emplois industriels et en incitant à les délocaliser. À l’inverse, durant cette période, l’Allemagne connaissait un « second miracle », parce que les syndicats et la population allemande consentaient à des sacrifices pour payer le prix de la réunification et la réussir. Selon l’OFCE, la modération salariale allemande explique près de la moitié du creusement de notre déficit commercial vis-à-vis de notre voisin de 2003 à 2017, l’autre moitié étant liée à l’effet de l’hinterland est-européen.

Le drame de la France n’est-il pas aussi de n’avoir pas eu d’hinterland pour réduire ses coûts ?

La France avait son hinterland, notamment dans l’automobile, avec l’Italie et l’Espagne. Elle est surtout allée directement au Maroc, sur la plateforme de Tanger. Mais ce qu’elle ouvrait là-bas, elle le fermait en France. L’Allemagne a tenu bon et n’a pas fermé ses usines nationales, car ses produits, haut de gamme, pouvaient justifier d’être vendus à des prix élevés. Conséquence de ce phénomène, l’emploi des filiales étrangères de l’industrie française représente 62 % de l’emploi total du secteur, contre 38 % en Allemagne et 26 % en Italie. C’est la grande spécificité nationale : notre industrie est puissante – mais pas chez nous. Pendant 20 ans, on a construit des usines partout sauf dans l’Hexagone.

Concernant les relations sociales dans l’industrie, Louis Gallois renvoie dans votre livre les partenaires sociaux dos à dos : « Pour avoir des syndicats à l’allemande plus responsables, il faut des patrons à l’allemande ». Que vous inspire ce commentaire ?

Louis Gallois n’a pas tort. Mais il oublie de dire qu’il n’y a pas de cogestion dans les entreprises moyennes du Mittelstand. La cogestion, avec des conseils d’administration paritaires, ça n’est que pour les grandes entreprises. C’est lourd et à la vérité, des réunions de conseils sont organisées sans les syndicats avant de passer au formalisme paritaire. Dans les ETI familiales, c’est un dialogue où le syndicat cherche d’abord l’intérêt de l’entreprise. Et s’il faut faire des efforts, il les fait pour préserver l’emploi.

Vous observez que les cultures régionales ont joué un rôle important dans la préservation du tissu industriel…

Effectivement, quelques territoires en France, comme la Vendée ou la vallée de l’Arve, ont échappé au déclin industriel. Ils avaient des valeurs différentes, fondées sur l’entraide, la solidarité des ETI avec les PME qui travaillent pour elles, une communauté de vue entre le monde éducatif, souvent privé, et l’entreprise…

Ces exceptions régionales, pourtant soumises aux mêmes lois et charges sociales que dans le reste du territoire, ne prouvent-elles pas a contrario que ces dernières pèsent peu dans la réussite industrielle ?

C’est là où j’insiste sur le côté multifactoriel du phénomène. Les entreprises vendéennes, alsaciennes et savoyardes ont mieux survécu, mais avec des charges fiscales et sociales allemandes, avec un apprentissage à la suisse, avec une administration locale « business » et non « gendarme », elles seraient beaucoup plus grosses aujourd’hui… Avec des trésors de résilience et parfois d’héroïsme, on a maintenu ce qu’on a pu, alors qu’on aurait pu développer des entreprises magnifiques qui feraient notre fierté aujourd’hui.

Cette décennie 2020 pourrait-elle marquer le début du redressement productif ?

Depuis mi-2020, on crée plus d’usines qu’on en ferme en France, mais le redressement demeure fragile. Le CICE, la réforme du droit du travail, la réforme de l’apprentissage, la baisse des impôts de production, le retour en grâce des valeurs entrepreneuriales, le rôle de Bpifrance, sont passés par là. Maintenant, il faut tenir 15 ans, en régime constant, pour que l’industrie française, tombée à 10 % du PIB, puisse regagner deux points…

Parcours

Nicolas Dufourcq est directeur général de la Banque publique d’investissement (Bpifrance) depuis sa création en 2013. Auparavant, il a exercé des responsabilités élevées au sein d’entreprises, et notamment de France Télécom, dont il a été le directeur exécutif de la branche téléphonie et Internet, et chez Capgemini.

Auteur

  • Frédéric Brillet