Benoît Serre vice-président délégué de l’ANDRH
Depuis la publication des chiffres de la Dares annonçant un nombre record de démissions, toutes les hypothèses se font jour. Certains pensent qu’à l’instar des États-Unis, nous sommes confrontés à un phénomène massif de départs. En fait, ce n’est pas du tout comparable et ce, pour deux raisons principales : notre marché du travail n’a pas du tout la même fluidité, puisque notre CDI apporte beaucoup plus de droits et de protection que le contrat américain. Par ailleurs, contrairement à nos voisins d’outre-Atlantique, nos démissionnaires ne disparaissent pas du marché du travail, mais changent de job. On parle également du « quiet quitting », autrement dit, de salariés qui, tout en restant dans l’entreprise, perdent leur engagement et déclarent finalement en faire le minimum – soit en attendant un poste plus adapté à leurs souhaits ou pour profiter des avantages du contrat sans en subir trop fortement les conséquences. Cela ne durera qu’un temps et c’est essentiellement réservé à celles et ceux dont la formation ou les compétences leur permettent de « jouer avec leur emploi » avec le minimum de risques.
Quels que soient ces constats ou ces opinions, il se passe néanmoins quelque chose de plus profond dans le monde du travail. Nous entrons dans une période d’incertitude économique et sociale forte, avec un phénomène désormais avéré de conjugaison d’enjeux et de crises. Dans le même temps, les conséquences de la crise Covid-19 comme un été où chacun a pu prendre conscience dans son quotidien que notre planète changeait viennent renforcer le sentiment que les schémas établis, les certitudes acquises et les structures immuables n’existaient plus. Certes, les organisations économiques, sociales, politiques et juridiques ne vont pas se modifier brutalement, mais on aurait tort de considérer que le temps gommera ces attentes de transformation.
Nous le vivons déjà dans l’entreprise avec ce nouveau rapport au travail, l’exigence d’un engagement renforcé et concret dans la RSE, l’impatience de voir émerger des modèles de management et d’organisation du travail nouveaux, fondés sur plus d’autonomie et de confiance, le questionnement sur une nouvelle manière de partager la valeur. Toutes ces attentes ne prennent pas la forme d’un grand mouvement revendicatif – il est à noter, d’ailleurs, que les syndicats ont du mal à s’y retrouver dans leurs propres demandes – mais plutôt d’une révolution silencieuse, qui peut potentiellement miner le fonctionnement même de l’entreprise de l’intérieur. Le fait, par exemple, qu’à l’embellie sur l’emploi corresponde un phénomène de démissions ou de difficultés grandissantes de recrutement, même dans des secteurs où la formation initiale est forte et structurée, constitue un signal faible pour toute organisation qui peut déboucher sur une conséquence forte : l’instabilité du corps social et donc la perte de compétences et de produire ensemble. Les entreprises – et plus particulièrement la fonction RH – doivent s’interroger sur les raisons qui poussent certains collaborateurs à chercher ailleurs dès que le marché de l’emploi va mieux. Croire que c’est du caprice, la perte de la valeur travail ou un manque d’engagement serait une erreur. Ce n’est pas un phénomène générationnel, même s’il est vrai que les plus jeunes ont probablement une capacité de résilience plus faible.
En outre, cette transformation silencieuse est très difficile à ralentir car elle est le fruit d’une évolution accélérée de la société, sous l’effet de la crise sanitaire mais aussi de la surinformation et probablement des débats politiques. Il ne s’agit donc ni de la nier ni de la contrecarrer, mais de l’accompagner dans le juste équilibre entre respect des aspirations individuelles et protection des intérêts collectifs.
Répondre à cette transformation multiforme et multifactorielle est l’impératif de tous les acteurs du travail en France – entreprises, DRH, syndicats, pouvoirs publics – car, de toute façon, elle est en marche et il serait irresponsable de nier ces évolutions au prétexte qu’elles remettent en cause des schémas établis dont le corps social, silencieusement, estime ne plus être bénéficiaire mais potentiellement victime.