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Le grand entretien

« Le manque de soutien n’incite pas les entreprises à opérer leur conversion »

Le grand entretien | publié le : 25.07.2022 | Lucie Tanneau

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« Le manque de soutien n’incite pas les entreprises à opérer leur conversion »

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Créé en 2020, l’Institut Rousseau est un laboratoire d’idées qui prône la « reconstruction écologique ». Dans deux études – Pour une transition juste et 2 % pour 2 °C –, ses membres abordent la reconfiguration de l’emploi et la nécessité de reconvertir certains secteurs. L’économiste Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau, évoque ici les nécessaires adaptations des compétences et de la place du travail dans nos vies.

Peut-on mesurer aujourd’hui les conséquences de la transition énergétique et de la décarbonation sur l’emploi demain ?

Nous avons étudié la décarbonation. Nous estimons que la création nette d’emplois serait de 300 000, avec, d’une part, une perte nette de 800 000 emplois dans les secteurs en crise ou en reconversion (secteur pétrolier et gazier, automobile, construction…), mais de l’autre, la nécessité de créer 1,1 million de nouveaux emplois dans le bâtiment, notamment pour la rénovation, dans l’industrie et la réparation des vélos, les nouvelles énergies… Ce qui fait donc un différentiel de 300 000 emplois, selon nos calculs. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a également fait une étude et évoque, elle, le chiffre de 900 000 emplois créés d’ici 2050.

Quels types de postes disparaîtront ou seront créés ?

Ce n’est pas tant une question de niveaux de postes ou de qualifications, mais de secteurs qui vont perdre ou gagner, selon les hypothèses que nous faisons. Par exemple, en agriculture, nous estimons qu’il faut que 90 % du secteur soit passé en bio ou en production raisonnée d’ici 2050. Cela nécessite de créer 70 000 nouvelles petites exploitations. Ce qui représente 450 000 emplois, car l’agriculture biologique et l’agro-écologie ont besoin de davantage de main-d’œuvre que l’agro-industrie. Avec de forts besoins en formation et en aide à l’installation. Dans d’autres secteurs, c’est l’inverse. Ainsi, dans l’industrie automobile, du fait du développement des transports en commun et des mobilités électriques, les pertes d’emplois sont estimées à 300 000. Mais il y aura des créations de nouveaux postes dans le domaine des véhicules électriques, du transport ferroviaire, des mobilités douces…

Ces révolutions industrielles entraîneront des reconversions. Les entreprises et les branches y sont-elles prêtes ?

Au niveau des salariés, certains vont devoir se reconvertir d’un secteur – le pétrole ou le gaz, par exemple – à un autre, de même que ceux qui seront affectés par la transition écologique et dont le métier va se transformer à l’intérieur de leur secteur. Ils devront eux aussi se former. Ainsi, dans le bâtiment, la construction neuve va certes ralentir, mais ces professionnels vont pouvoir être occupés à de la rénovation énergétique. Les estimations tablent sur 700 000 rénovations bâtiment basse consommation nécessaires par an. On en est très loin. Il n’y a pas assez d’entreprises qui bénéficient du label « reconnu garant de l’environnement » (RGE), créé en 2011… La raison ? Les pouvoirs publics et leur politique du stop and go. La mention RGE est obtenue pour quatre ans. Cependant, cette qualification est renouvelée tous les ans, après contrôle de certains éléments (pérennité des moyens humains, techniques et financiers de l’entreprise…). Les professionnels ne peuvent pas se projeter et organiser les formations de transition nécessaires. Ce constat, dans le bâtiment, est aussi le même ailleurs. Le manque de soutien des pouvoirs publics n’incite pas les entreprises à opérer leur conversion.

Quels sont les enjeux dans ces entreprises ?

C’est d’abord de mettre en place un grand nombre de formations, en particulier dans les branches en crise. Dans notre étude sur l’industrie pétrolière et gazière, 79 % des salariés se disent prêts à se reconvertir. On estime qu’ils sont 5 millions dans le monde si l’on ajoute l’industrie du charbon. Des passerelles sont possibles vers les métiers liés aux batteries pour véhicules électriques, aux énergies renouvelables, à la décarbonation des procédés industriels… Mais pour cela, il va falloir que les industries en déclin provisionnent de quoi organiser les reconversions. Or seules, elles n’y arriveront pas : il faut une action des pouvoirs publics, comme le fonds européen pour une transition juste. Mais celui-ci a été largement sous-doté (seulement 17,5 milliards d’euros pour la période 2021-2027, sur les 40 milliards initialement proposés). Auparavant, il existait par exemple des cellules de reclassement, comme chez Lejaby. Malheureusement, les financements pour ce type d’initiatives se sont taris. En outre, les entreprises concernées n’ont pas pris la mesure des évolutions nécessaires. Et elles essaient aujourd’hui avant tout de « sauver leur peau ».

La modification du temps de travail a-t-elle été étudiée ?

Pas directement, mais mon sentiment plus général et plus politique est qu’il y a un double problème : d’une part, il va falloir reconvertir 800 000 salariés, notamment en raison de la transition énergétique, mais de l’autre, il reste encore 3 millions de chômeurs. Autant dire qu’il y a clairement un profond problème d’emploi. L’une des manières de le résoudre serait d’aller vers une diminution du temps de travail, pour mieux partager le travail et mieux concilier les vies, d’autant que nombre de salariés sont en burn-out parce qu’ils travaillent trop, tandis que d’autres sont en dépression parce qu’ils ne travaillent pas… La tendance historique a d’ailleurs toujours été à la réduction du temps de travail. Enfin, dans l’économie circulaire ou le secteur du soin aux personnes âgées dépendantes, des embauches sont nécessaires, mais ces secteurs n’ont que peu ou pas de rentabilité. Il faut donc créer un marché, et ce, grâce à de l’emploi public.

Mais faudra-t-il de nouvelles compétences ou de nouvelles qualifications ?

Des secteurs comme l’énergie solaire, les pompes à chaleur ou l’éolien exigeront des compétences, dans des métiers hautement qualifiés, de même que les batteries pour véhicules électriques, l’hydrogène et les énergies techniques et complexes. En revanche, certains secteurs comme la rénovation nécessiteront des qualifications, certes, mais qui sont à la portée de nombre de salariés de la construction aujourd’hui, avec un petit apport de formation supplémentaire. Ce n’est pas inatteignable, mais cela nécessite une organisation dans les entreprises pour permettre aux salariés d’avoir ce temps de formation. Dans les plus petites entreprises, cette organisation n’est pas facile à trouver. Il faudra aussi une orientation vers ces nouveaux métiers, à encourager dans les lycées et à l’université. La transition écologique aura besoin de tous les niveaux de qualification. Les moins qualifiés ne seront pas laissés de côté.

Ces sujets sont-ils suffisamment anticipés et débattus publiquement en France ?

Franchement non ! Pour plusieurs raisons. D’abord, la transition écologique ne pourra pas s’organiser sans plan. Or c’est un gros mot en France – et c’est regrettable ! La reconstruction, pendant les Trente glorieuses, la période la plus faste économiquement, a été mise en œuvre grâce à des plans qui ont permis le déploiement des TGV, d’Airbus, du réseau nucléaire… François Bayrou a bien été nommé Haut-commissaire au plan (en 2020, ndlr), mais il brille par son absence. L’État manque d’une vision pour conduire la politique industrielle et écologique de la France. C’est dramatique, car beaucoup d’entreprises aimeraient qu’il se pose en partenaire et les aide à concevoir l’avenir.

Parcours

Directeur de l’Institut Rousseau, économiste et haut fonctionnaire (administrateur à la direction des commissions de l’Assemblée nationale), Nicolas Dufrêne est spécialiste des questions institutionnelles et monétaires et des outils de financement publics. Avec Alain Grandjean, il est l’auteur de Une monnaie écologique (éditions Odile Jacob, 2020), ouvrage dans lequel il plaide pour que des mécanismes monétaires soient utilisés de manière ciblée et efficace pour répondre aux grands défis mondiaux, dont le dérèglement climatique. Il appelle à un Green New Deal qui pourrait résulter d’une création monétaire mise au service de projets écologiquement vertueux.

Auteur

  • Lucie Tanneau