Dans notre pays, la retraite est un droit ancien. Il se développe en même temps que les premières protections contre le risque d’invalidité, durant le règne de Louis XIV. Des avancées sociales sont progressivement obtenues au XIXe siècle par les fonctionnaires, par les mineurs, par les cheminots puis par l’ensemble des salariés. Pendant longtemps et pour la grande majorité des Français, vieillir était synonyme de pauvreté. Le seul système qui existait était la solidarité familiale. Les personnes devenues inactives étaient une lourde charge pour les familles, sauf dans les catégories sociales les plus favorisées.
Après l’institution d’un revenu minimum pour les personnes âgées en 1941, une évolution majeure survient avec les promulgations des ordonnances du 4 octobre et du 19 octobre 1945, dont les principales dispositions aboutissent à la création de la Sécurité sociale et à la mise en place d’un régime général d’assurance vieillesse. Dès son premier article, l’ordonnance du 4 octobre 1945 institue « une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent ». C’est à partir de l’article 63 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 qu’il est question de l’assurance vieillesse, qui « garantit une pension de retraite à l’assuré qui atteint l’âge de soixante ans » et qui justifie « d’au moins trente années d’assurance ». L’année 1945 constitue donc une bissectrice dans notre histoire sociale. Dès les années 1960, les Français peuvent partir à la retraite en ayant des allocations vieillesse qui leur permettent d’accéder à un niveau de vie correct et de ne plus avoir besoin de compter sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Il faut se remettre dans le contexte de cette époque des Trente glorieuses : 5 % de croissance par an, augmentation continue du pouvoir d’achat, développement des loisirs, libéralisation des mœurs… La France avait encore les moyens de développer la protection sociale et d’appliquer des politiques keynésiennes de redistribution.
Avant 1981, aucun homme politique de gauche n’avait pu gagner l’élection présidentielle depuis la création de la Cinquième République. Le 10 mai 1981, François Mitterrand sort vainqueur de la campagne électorale aux dépens de Valéry Giscard d’Estaing. Il avait lancé sa campagne en présentant « 110 propositions pour la France ». Visionnaires et légitimes pour certains, fantaisistes et dangereuses pour d’autres, ces propositions ont exprimé, par leur diversité, l’ambition de rassembler l’ensemble de l’électorat de gauche. Particulièrement intéressante, la proposition n° 82 promet que « le droit à la retraite à taux plein sera ouvert aux hommes à partir de 60 ans et aux femmes à partir de 55 ans ».
L’ordonnance du 26 mars 1982 modifie plusieurs articles majeurs du Code de la Sécurité sociale. Elle dispose, en particulier, que « l’assurance vieillesse garantit une pension de retraite à l’assuré qui en demande la liquidation à partir de l’âge de soixante ans » sous réserve, toutefois, d’avoir travaillé et cotisé pendant au moins 150 trimestres, soit 37 ans et 6 mois. Si le nombre de trimestres effectivement travaillés est inférieur, l’assuré se voit appliquer une minoration dans le calcul de sa pension.
Avec l’alignement des durées de cotisation des fonctionnaires sur celles des salariés du secteur privé, la création du cumul emploi-retraite et la mise en place du groupement d’intérêt public Info-Retraite, la « réforme Fillon » du 21 août 2003 marque une évolution importante. Elle est complétée par une série de décrets qui, en 2007 et 2008, imposent une révision des durées d’affiliation pour que les régimes spéciaux convergent progressivement vers ce qui est appliqué au secteur privé et à la fonction publique. Malgré leur importance, les réformes engagées entre 2003 et 2008 s’avèrent vite insuffisantes. L’évolution des données démographiques et le début du papy-boom rendent nécessaires de nouveaux efforts.
La fin de la retraite à 60 ans est actée par la promulgation de la loi du 9 novembre 2010. Éric Woerth est alors ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique. En plus des effets du papy-boom, le fait est que les jeunes rentrent de plus en plus tard dans la vie active et que les carrières professionnelles sont de moins en moins linéaires. En conséquence, les risques de déséquilibre budgétaire des régimes de retraite s’accroissent. Il s’avère donc nécessaire de travailler plus longtemps. Il est ainsi décidé d’allonger jusqu’à 62 ans la durée d’affiliation et d’augmenter les cotisations. Dans un pays encore marqué par la crise financière de 2008, les principales dispositions de cette loi passent mal. Elles suscitent une grande défiance à l’égard des pratiques réformistes qui continuent à imputer aux actifs la charge de s’adapter aux contraintes démographiques en les obligeant à cotiser davantage et à travailler plus longtemps.
L’un des problèmes les plus préoccupants est que la perspective d’exiger toujours plus d’années de travail n’est pas compatible avec les pratiques des entreprises, qui continuent à précipiter les départs de leurs salariés âgés. C’est d’ailleurs l’une des réserves que l’on peut légitimement avoir sur le projet de reporter à 65 ans l’âge légal de départ : on ne peut pas demander aux Français de travailler plus longtemps si, quand ils deviennent seniors, on considère qu’ils ne sont plus utiles dans le monde du travail ! L’alternance politique consécutive à l’élection présidentielle de l’année 2012 n’inverse guère la tendance, puisque la « réforme Touraine » du 20 janvier 2014 impose une nouvelle augmentation du nombre de trimestres de cotisation à l’ensemble des actifs. Il s’agit d’une réforme qui se fait progressivement. Elle ne concerne pas les régimes spéciaux. Dans ce sens, elle est très significative du réformisme à la française. Dans notre pays, le niveau d’acceptation du changement est assez limité. Les politiques doivent donc réformer à petits pas, par une succession de lois et de décrets d’application, ce qui diffère sensiblement des pratiques des pays anglophones et des pays germaniques.
Le résultat des dernières élections législatives va forcément impacter le calendrier gouvernemental, mais il semble que le président de la République reste déterminé à engager une réforme des retraites. Dans son discours de politique générale, la Première ministre n’a pas manqué d’y faire allusion, en affirmant que cette réforme lui semblait « indispensable ». La mise en œuvre d’une telle réforme n’est pas impossible, mais elle va nécessiter la prise en compte de certaines conditions et, même, de certaines précautions. Premièrement, il faut éviter de mettre en avant une mesure d’âge. Si elle repose, d’abord et avant tout, sur l’obligation de travailler jusqu’à 65 ans, la réforme ne passera pas. Deuxièmement, le projet de réforme doit être une formidable occasion de parler de l’emploi des seniors. Le « rapport Bellon », rendu public en janvier 2020 pour « favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés », propose une quarantaine de mesures pour améliorer la gestion des conditions de travail et l’aménagement des fins de carrières. Toutes ces mesures méritent d’être discutées et négociées. Troisièmement, le projet doit impliquer les confédérations syndicales et les organisations patronales. Le gouvernement ne doit pas chercher à agir trop vite, mais laisser tout le temps nécessaire à la négociation sociale. Enfin, la réforme ne pourra pas aboutir si elle n’est pas égalitaire, autrement dit, si les bénéficiaires des régimes spéciaux en sont préservés.
Le mouvement des gilets jaunes et les récents succès électoraux des partis extrémistes ont révélé à quel point les fractures sociales et territoriales étaient profondes. Le gouvernement doit impérativement tenir compte de ce contexte en favorisant la concertation plutôt qu’en choisissant la précipitation.
Diplômé de l’EM Lyon Business School et de Sciences Po, Thierry Legrand-Browaëys a exercé des fonctions de gestion des ressources humaines dans plusieurs entreprises multinationales. Il travaille aujourd’hui dans l’industrie du câble. Il est également conseiller prud’homal et auteur des livres Formation professionnelle : comment en sommes-nous arrivés là ? (Edilivre, 2019) et Réformer les retraites, une crispation française (Ed. L’Harmattan, avril 2022).