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Le grand entretien

« Le contexte actuel augmente le besoin de réflexion conceptuelle »

Le grand entretien | publié le : 11.07.2022 | Dominique Perez

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« Le contexte actuel augmente le besoin de réflexion conceptuelle »

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Percevant, dès l’annonce du premier confinement, en mars 2020, les bouleversements induits par la crise sanitaire pour les managers et les dirigeants d’entreprise, Michel Kalika a codirigé deux ouvrages sur ce thème, avec les contributions de professeurs et doctorants du Business Science Institute qu’il préside. Soulignant des impacts positifs de la crise sur le management, il met en garde les entreprises qui auraient la tentation de revenir « au monde d’avant ».

Vous avez publié deux ouvrages sur l’impact de la crise sanitaire sur le management, le premier est paru en septembre 2020. Quelle est la genèse de ces travaux ?

Je suis président d’une organisation en réseau, le Business Science Institute, qui propose un programme doctoral pour les managers et dirigeants présents dans une cinquantaine de pays. J’ai eu l’intuition très vite que cette crise était exceptionnelle et qu’elle créait une rupture très brutale dans les pratiques managériales. Les étudiants et les professeurs avaient un fort besoin d’échanger et nous avons, dès mars 2020, juste après l’annonce du premier confinement, demandé aux professeurs et docteurs-managers du DBA (Doctorate in Business Administration) de produire un document sur la manière dont la crise perturbait leur activité, leurs propres réactions et celles de leurs entreprises. Une trentaine d’entre eux ont très vite apporté leur contribution. Un premier ouvrage est paru en septembre 2020. Avec le deuxième confinement, nous avons eu le ressenti que les changements ne seraient pas ponctuels, mais durables. Nous avons donc travaillé à un deuxième ouvrage. La réactivité de tous a été exceptionnelle, mais s’explique elle-même par la spécificité de notre organisation, internationale, en réseau, où le travail et les échanges à distance sont de règle. Le besoin d’échange était très fort et ces contributions étaient probablement une manière de réduire l’inquiétude. Quand on est inquiet, on ne se regarde pas dans la glace, on cherche à s’ouvrir, à partager.

Quel est, pour ces contributeurs et pour vous, l’impact majeur de cette crise sanitaire ?

La Covid-19 a été plus efficace que tous les directeurs des systèmes d’information et que tous les chercheurs réunis qui, depuis deux décennies, prônaient le management à distance, affirmant que l’on n’était pas obligé d’organiser des réunions dans le TGV ou de prendre sans cesse l’avion pour s’y rendre. Jusqu’alors, l’usage des technologies de l’information était considéré comme facultatif, relevait de la décision de la hiérarchie, de la direction générale ou de l’encadrement intermédiaire. Avec la crise, cet usage est devenu obligatoire, et chacun s’y est mis. Le principal enjeu pour le management est la prise en compte du télétravail et de ses conséquences sur la qualité de vie au travail. La Covid-19 a apporté beaucoup d’eau à notre moulin dans ce sens. Nous expliquions depuis des années que la présence physique pouvait, même si cela peut sembler paradoxal, ne pas être un gage de présence véritable. On peut être dans l’entreprise, dans les mêmes locaux, voire le même couloir que les collègues et salariés, et ne pas être dans l’échange. Alors que l’on peut être distant physiquement, mais être dans des interactions fortes, en lien avec une communauté. La crise a montré que lorsqu’il y a de la confiance, du partage d’expérience, on pouvait travailler très efficacement à distance. Il s’agit pour moi d’un changement fondamental et durable.

On évoque aussi une certaine désaffection des salariés consécutive à la crise, avec même le risque d’une « grande démission », comme aux États-Unis…

C’est ce que j’identifie comme les impacts sur la relation au travail et l’implication des salariés, que doivent prendre en compte les managers, et qui les concernent également directement. En travaillant à domicile, les collaborateurs ont modifié leurs agendas, retrouvé des moments avec leur famille, réduit leurs temps de transport… et cela dépasse même la question de la vie professionnelle. La Covid 19 a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes, la relation à la santé a également changé, et l’on peut observer aussi une certaine distance ou relativité par rapport au travail… Mentalement, il y a eu des changements profonds, et l’on ne sait pas quand et si ces évolutions vont s’arrêter. Un autre changement marquant, notamment dans le secteur public, c’est l’accélération d’un certain nombre de prises de décision, avec la montée en puissance phénoménale de la numérisation. Certaines administrations qui mettaient beaucoup de temps à prendre le virage du numérique y ont été contraintes…

Les entreprises prennent-elles majoritairement la mesure de ces impacts et, à défaut, quelles peuvent en être les conséquences ?

Il est vrai qu’un certain nombre d’organisations et d’entreprises ont tendance à revenir à la situation d’avant-crise et se disent qu’au vu de la reprise, tout peut redevenir comme avant, elles ont hâte de reprendre le fonctionnement précédent, de gommer une période difficile associée à des moments désagréables. C’est indéniable. Est-ce que c’est une bonne réponse ? Non ! C’est au contraire une grossière erreur. Souhaiter revenir à l’ère du « BC » (Before Covid), ce n’est pas comprendre que le monde a changé. Les dirigeants qui sont dans cette logique risquent d’en subir de lourdes conséquences. Nier un changement a fatalement un effet boomerang. À partir du moment où les salariés et les managers ont adopté de nouvelles habitudes et pris goût à certains modes de fonctionnement, un retour en arrière équivaut à nier ce qui s’est passé et ne pas respecter ceux qui l’ont vécu. Cela peut avoir des impacts forts en termes d’implication, de recrutement et de rétention. Parmi les effets de la crise, on peut observer les nombreux déménagements, y compris des cadres et managers. Ce n’est pas anecdotique, déménager est une décision stratégique. Je connais un chef d’entreprise de services qui est parti habiter au bord de la mer et a laissé sa société où elle était et cela se passe très bien, il ne se le serait pas permis avant. Les dirigeants d’entreprise qui n’ont pas compris que leurs managers et leurs salariés ne voulaient plus passer six jours par semaine au bureau vont perdre des compétences et cela va se reporter à terme dans leurs comptes de résultat…

Avez-vous le sentiment que ces changements durables créés par la crise vont rapprocher les entreprises du monde de la recherche ?

Je suis convaincu que le contexte augmente le besoin de réflexion conceptuelle, de prise de recul, parce que tout est remis en cause et que l’on ne peut plus enseigner ni appliquer les anciens modèles. Le fait d’avoir des schémas de pensée plus généraux, plus globaux qui permettent de prendre de la distance est indispensable. Il y a une nécessité impérative de développer une relation entre les praticiens et les chercheurs. Cela étant, les professeurs et les chercheurs eux-mêmes sont parfois très loin des réalités managériales. Au sein de notre DBA, qui permet des rencontres exceptionnelles entre les deux mondes, nous constatons une implication croissante des managers et dirigeants qui viennent voir les professeurs avec des questionnements, des idées et qui veulent aller plus loin. La recherche purement académique dans ce domaine n’a pas beaucoup de sens en termes d’impact.

Parcours

Michel Kalika, professeur émérite, est président du Business Science Institute, un réseau académique international proposant un Executive Doctorate in Business Administration (DBA). Ancien professeur à l’IAE Lyon School of Management (université Jean Moulin) et à l’université Paris Dauphine, où il a créé des programmes de DBA et MBA, il a été également le premier directeur de l’EM Strasbourg Business School. Quelque 40 collègues lui ont dédié un livre en 2019, intitulé Entrepreneur à l’université, saluant son engagement à « faire bouger les lignes au sein de la sphère académique ».

Il est auteur ou co-auteur de plus de 25 livres (dont Stratégie) et d’une centaine d’autres publications en stratégie ou technologies de l’information. Il est également le fondateur de la méthodologie BSIS (Business School Impact System-EFMD-FNEGE) un processus qui a été utilisé à ce jour dans plus de 60 business schools à travers 19 pays.

Avec Paul Beaulieu, il a dirigé l’édition de deux ouvrages à la suite de la crise sanitaire : Les Impacts de la crise sur le management (2020) et Les Impacts durables de la crise sur le management (2021) aux éditions EMS.

Auteur

  • Dominique Perez