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Modes de travail : Les employeurs s’organisent face aux départs en région

Tendances | publié le : 04.07.2022 | Lucie Tanneau

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Modes de travail : Les employeurs s’organisent face aux départs en région

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Pendant les confinements, certains salariés ont pu quitter Paris et les grandes villes, et se mettre au vert pour télétravailler. Le terme d’exode urbain est exagéré, mais une réalité se fait cependant jour sur le terrain. Les entreprises doivent désormais offrir de la souplesse dans la localisation de leurs salariés et organiser le travail en fonction de ces nouveaux choix de vie. Certaines se sont même installées en région pour suivre leurs collaborateurs…

À 28 ans et après cinq ans passés à Paris, les confinements ont décidé Aude Chevalier. La capitale, c’est terminé, s’est dit la jeune femme. En octobre dernier, elle s’est installée à Bordeaux avec son conjoint… Elle venait pourtant, à l’époque, de rejoindre ChooseMyCompany, une société qui accompagne, depuis Paris, les entreprises sur le thème de la responsabilité sociale et environnementale. « J’avais dit dès l’entretien d’embauche que je comptais déménager, mais je pensais alors revenir chaque semaine, déclare la jeune cheffe de projet. Petit à petit, nous avons engagé la discussion pour trouver un arrangement dans l’organisation du travail. » Trois de ses collègues ont en effet aussi fait le choix de Bordeaux, pourquoi ne pas trouver dans ce cas un espace de coworking commun ? C’est ce qui a été fait. « Ma manager est à Annecy, nous faisons donc des visioconférences, et je ne vais à Paris qu’une fois par mois », poursuit-elle. Quant aux coûts engendrés par les trajets, ils sont pris en charge par l’entreprise.

Choisir son lieu de vie et adapter le travail en conséquence est un avantage que ne lui aurait sans doute pas accordé son employeur avant la crise Covid. Laurent Labbé, fondateur de ChooseMyCompany, le reconnaît, d’ailleurs : il est devenu plus souple. Car il a fallu s’adapter. « Nombre de salariés sont partis de Paris, observe-t-il, même si, pendant la pandémie, nous avons maintenu nos bureaux ouverts autant que possible. » Aujourd’hui, le CTO est à Rennes, une manager à Annecy et d’autres salariés à Nantes et à Clermont-Ferrand. « Ceux qui avaient des ancrages familiaux ou qui pouvaient rejoindre leurs parents – les jeunes notamment –, dans des maisons plus grandes en dehors de Paris, l’ont fait », dit-il. Et tous n’ont pas voulu reprendre leur vie d’avant une fois la crise sanitaire passée. En conséquence, « nous faisons du cas par cas, avec une approche pragmatique. Mais c’est un casse-tête, soupire-t-il. Nous devons trouver des modèles hybrides individualisés pour chacun, car tous n’ont pas le même rapport à Paris. » Les salariés sont en effet venus voir la DRH pour trouver des solutions afin de vivre dans le lieu de leur choix. Il n’était d’ailleurs pas question de démissionner… « En tant qu’employeur, le bien-être des collaborateurs m’importe, d’autant que c’est au cœur de notre activité… », relève Laurent Labbé. La nouvelle organisation, éclatée, va donc être testée et le dirigeant espère bien que les résultats seront positifs. « Si, dans deux ou trois ans, nous nous apercevons que le collectif ne tient pas, nous trouverons alors une autre manière de fonctionner ou nous demanderons aux collaborateurs de choisir », conclut-il.

Un exode de villes à villes

S’agit-il d’une tendance lourde ? En tout cas, depuis deux ans, le terme d’exode urbain a beaucoup été employé, y compris de façon exagérée. Il n’en reste pas moins que nombre de Parisiens ont quitté la ville, comme en attestent les chiffres des inscriptions à l’école. Entre les années scolaires 2020-2021 et 2021-2022, le rectorat a constaté une baisse inédite du nombre de ses élèves. Quelque 6 000 de moins sont inscrits dans les écoles parisiennes, soit un recul de 5 %. Ces familles ont en majorité choisi de s’installer en région, mais toujours en milieu urbain. On peut donc parler d’exode parisien, mais pas vraiment d’urbains vers les campagnes… « L’expression d’exode urbain porte en elle un malentendu. On imagine un miroir inversé de l’exode rural de jadis, qui a été un départ des campagnes vers les grandes villes, et, de surcroît, un phénomène massif. Il y a eu des départs ces derniers mois, certes, mais pas de grand retournement des structures territoriales », explique Hélène Milet, responsable du programme Popsu Territoires visant à éclairer l’action publique dans les petites villes et les territoires ruraux. Elle a mené une étude, copilotée par le Réseau rural français et le Plan Urbanisme Construction Architecture. « Les premiers résultats montrent que les métropoles et les grandes villes conservent leur attractivité. De plus, les départs ne touchent pas l’ensemble des villes, mais principalement les grandes, des centres urbains denses, en particulier la métropole parisienne », confirme-t-elle dans un article de Ouest-France. Les analyses produites par l’Insee sur la base des données des opérateurs téléphoniques montraient quant à elles que près de 1,5 million de métropolitains Français avaient rejoint leur département d’origine à l’annonce du confinement en 2020 et environ 11 % des résidents de Paris intra-muros auraient quitté la capitale lors de la mise en place des mesures de restriction des déplacements. En outre, depuis la levée des confinements, la reprise de l’activité est plus lente dans le centre des grandes capitales, en Europe et ailleurs, que dans leurs banlieues, rapporte un article du Financial Times, sur la base des données de localisation de Google. Signe que les salariés apprécient leur nouvelle vie.

Crédibilité des entreprises

Et alors que les entreprises ont, en grande majorité, adopté un mode de fonctionnement permettant le télétravail pendant la crise, il leur est difficile maintenant de faire marche arrière. « Les employeurs ont parfois l’impression de perdre en crédibilité : comment, en effet, expliquer aux collaborateurs qu’ils ont pu travailler six mois de façon efficace depuis un autre lieu pendant la crise et qu’aujourd’hui, ce ne serait plus possible ? », déclare Natalène Levieil, experte qualité de vie au travail chez LHH, la filiale RH d’Adecco group. « Avant le confinement, seules 8 % des entreprises avaient développé le télétravail pour plus de 25 % de leurs salariés. Dans un temps record, ces mêmes entreprises l’ont adopté pour près de 50 % à temps plein », rappelle l’Association nationale des DRH (ANDRH). Autant dire que l’argument de la complexité de ce mode du travail n’est pas audible de la part des collaborateurs. « Sauf à avoir des données factuelles, sur la perte de motivation, les difficultés de dialogue ou la fatigue liée aux allers-retours entre le lieu de vie et le bureau à Paris ou ailleurs, les entreprises ont du mal à édicter des règles strictes sans tomber dans la “sur-règle” », ajoute-t-elle.

Natalène Levieil rappelle toutefois que l’employeur est responsable de la santé et de la sécurité de ses équipes, ce qui comprend le trajet domicile-travail (article L. 4121-1 du Code du travail). Un point qui peut être un argument en cas de refus d’un lieu de vie trop éloigné du lieu de travail. La justice a d’ailleurs déjà validé le licenciement d’un salarié, responsable de support technique dans une entreprise des Yvelines, pour faute grave, après un déménagement en Bretagne, à plus de 400 km de son lieu de travail, sans en avoir informé son employeur. Le salarié a porté plainte, mais a été débouté : l’argument de l’employeur, qui a mis en avant la source de fatigue que représentait le long trajet pour son salarié, 4 h 30 en voiture ou 3 h 30 en train, a été entendu. Jusqu’à présent, la Cour de cassation a toujours défendu la liberté de choix de domicile du salarié, sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais elle ne s’est pas encore prononcée sur des cas post-confinement.

Individualisation des réponses

Toujours est-il qu’alors que 57 % des Franciliens ne consultent que des offres d’emploi dans d’autres régions de France, selon une étude HelloWork de décembre 2021, certaines entreprises ont fait le choix inverse, celui de suivre leurs salariés et de s’installer en région. C’est ainsi le cas de la société Kiplin (jeux de santé numériques) qui est désormais basée à Nantes, où elle a recruté plus de 30 personnes en 2021, et d’Asphalte (dans la mode) qui a élu domicile à Bordeaux en 2019, soit avant la pandémie.

Car l’exode parisien n’est pas apparu avec la crise. La Fabrique de la Cité rappelle ainsi que la ville de Paris « a perdu en moyenne 11 000 habitants par an entre 2012 et 2017. » Reste que le phénomène est plus marqué depuis deux ans… et que les salariés sont de moins en moins enclins à faire des concessions en ce qui concerne leur équilibre de vie. « Il n’y a pas qu’une seule façon de réagir pour les entreprises, souligne toutefois Natalène Levieil, cela dépend du métier et du poste. » Et la réponse est d’autant plus difficile à apporter que la question de l’équité entre salariés se pose. « Si l’on autorise un domicile éloigné à un collaborateur et pas à d’autres, comment va-t-on le justifier ? Et comment harmoniser les salaires ? Si un salarié parisien déménage, avec son salaire, dans une région où l’on avait déjà des collaborateurs, avec des salaires régionaux, que fait-on ? », interroge la spécialiste, qui accompagne des entreprises sur ces questions. « Si la nature de l’activité impose des astreintes ou une présence au bureau, la réponse est facile », dit-elle, tout en constatant, chez ses clients, « une individualisation plus que des politiques ou des règles communes ». « C’est très compliqué pour les entreprises aujourd’hui, poursuit-elle, du fait du choc culturel sur le télétravail, du retour au bureau et des nouvelles aspirations des salariés. »

Laurent Labbé, de ChooseMyCompany, le confirme. « Je m’inquiète d’avoir des collaborateurs isolés dans leur ville. J’aime l’idée d’une organisation éclatée, certes, mais avec, peut-être, de petits clusters, qui pourraient même être source de recrutement à l’avenir. Ces collaborateurs éloignés sont comme de petites graines que l’on sème pour la suite », dit-il, en prévoyant déjà des ouvertures à Berlin, Barcelone et Copenhague pour aller dans ce sens. Pour lui, les conditions doivent cependant être claires et les règles de rencontres physiques, de prise en charge des frais, de communication, de réalisation des tâches qui peuvent être faites à distance ou non, bien définies. « Les entreprises sont encore en phase de test et d’adaptation et la réflexion aura lieu dans la durée », conclut Natalène Levieil. La nouvelle édition du baromètre du déménagement1 révèle qu’un quart des Français envisagent de changer de lieu de vie en 2022. « Pour un quart des personnes concernées par le télétravail (23 %), la possibilité de travailler à domicile a joué sur leur décision de déménager », précise l’étude. Les Parisiens ne rentreront certainement pas à Paris. D’autres s’en iront. Et les employeurs devront tenir compte de leur choix…

(1) Baromètre réalisé au premier trimestre 2022 par l’Ifop pour Les Déménageurs bretons à partir d’un échantillon de plus de 2 000 personnes.

Auteur

  • Lucie Tanneau