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Le grand entretien

« Les étudiants en quête de sens ne taisent plus leurs états d’âme »

Le grand entretien | publié le : 04.07.2022 | Frédéric Brillet

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« Les étudiants en quête de sens ne taisent plus leurs états d’âme »

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Dans l’ouvrage En quête de sens, publié chez Dunod, deux enseignants d’HEC donnent la parole à des dirigeants d’entreprises et à des étudiants de leur école qui s’expriment sur leurs aspirations et le sens qu’ils veulent donner à leur vie professionnelle. Riche d’enseignements…

Quelle a été la genèse de cet ouvrage ?

Dans le cadre de nos programmes, nous avons invité de nombreux dirigeants à témoigner auprès de nos étudiants sur la façon « d’être soi et d’être avec » dans l’exercice de leurs fonctions. Leurs visions respectives convergent souvent, divergent parfois, et il nous a semblé que ces échanges méritaient d’être publiés.

En quoi consiste l’authenticité dans la vie professionnelle, un thème largement développé dans cet ouvrage ?

Il existe autant de définitions de l’authenticité que d’individus qui prennent la parole dans ce livre. Pour Jean-Dominique Sénard, par exemple, ex-patron de Michelin et actuel patron de Renault, l’authenticité est très liée aux valeurs. C’est « une façon comme une autre de faire le lien entre la morale personnelle et l’éthique de l’entreprise », une capacité à « dire non quand quelque chose ne vous convient pas ». Quant aux étudiants, ils insistent sur leur volonté de choisir une voie qui leur correspond authentiquement. Ils interpellent les entreprises et les enjoignent de s’interroger sur leur raison d’être et sur ce qui a été sacrifié à la logique dominante du profit.

Cette valorisation de l’authenticité constitue-t-elle une rupture par rapport au passé ?

Certainement, comme en témoignent les intervenants de l’ouvrage. Ainsi, Hubert de Boisredon, PDG du groupe industriel Armor, qui a effectué dans les années 1980 un séjour à New York dans le cadre de sa scolarité à HEC, se souvient que les travaux de Milton Friedman dominaient à l’époque dans les manuels de référence. Il raconte que la première page de son livre de finance internationale indiquait que « le but de l’entreprise est de maximiser le profit pour ses actionnaires » et qu’il était déjà mal à l’aise avec cette finalité.

Quels témoignages de dirigeants vous ont le plus frappés ?

Ceux qui expriment un malaise lié aux exigences des actionnaires. Antoine Frérot, patron de Veolia, le dit clairement : « J’ai parfois souffert d’une certaine impression d’inauthenticité, par exemple lors des traditionnels roadshows financiers que les dirigeants d’entreprises animent chaque année à l’intention des actionnaires et investisseurs potentiels. C’est un exercice auquel je me livre depuis vingt ans et il m’est arrivé de me surprendre à dire à mes interlocuteurs ce qu’ils attendaient que je dise et non ce que je pensais réellement. » Hubert de Boisredon insiste quant à lui sur la nécessité d’être en phase avec ses convictions : « La mission, comme d’ailleurs le management par la confiance ou l’engagement environnemental et sociétal, doit être considérée comme un but en soi, et jamais comme le moyen d’une plus grande performance. Nous devons nous engager par conviction, parce que le monde en a besoin, pas avec l’intérêt caché d’utiliser ces convictions dans le but de maximiser notre rentabilité. Sinon, toute la stratégie que nous déroulons sera inauthentique. » Il pointe le fait que les jeunes générations ne supportent plus le décalage entre des intentions affichées et la réalité des comportements quotidiens.

Ces tensions entre convictions et injonctions des actionnaires peuvent amener certains dirigeants à démissionner…

Effectivement. Christel Bories, PDG d’Eramet, raconte avoir démissionné de Constellium, racheté par le fonds Apollo, pour éviter d’avoir honte en se regardant dans la glace. Quand il a démissionné de la Banque mondiale où il officiait comme directeur général, Bertrand Badré explique qu’il aurait pu intégrer un grand fonds d’investissement mais que ce n’était plus en cohérence avec ses convictions. Il a alors créé Blue Like an Orange Sustainable Capital, ce qui n’a pas été un choix facile. À la Banque mondiale, il se souvient avoir bénéficié d’un traitement proche de celui d’un chef d’État… Du jour au lendemain, il s’est retrouvé seul au sous-sol d’un immeuble de Washington. Mais il n’a regretté en rien sa décision, se sentant désormais parfaitement aligné avec ses convictions.

Vos étudiants ressentent-ils ce type de dilemme dès leur début de carrière ?

Ils ont cessé de taire leurs états d’âme et c’est d’ailleurs l’un des objectifs du parcours « Purpose &Sustainability » que nous leur proposons. Ainsi, Mariana Arnaut nous explique qu’elle a démissionné afin de prendre du temps pour réfléchir à ce qu’elle voulait vraiment faire : « Je suis partie en Inde et j’ai découvert le monde du yoga et de la spiritualité. Cela a bouleversé ma vie. […] J’ai dû rompre le lien presque obsessionnel que j’entretenais avec mon travail. J’ai dû m’éloigner de “Mariana la future PDG”, pour découvrir la Mariana que je voulais être. Je suis passée du vouloir faire au vouloir être. »

Dans quelle mesure la quête d’authenticité remet-elle en cause le dogme friedmanien qui affirme que le but de l’entreprise, c’est de maximiser le profit et la satisfaction des actionnaires ?

Certains dirigeants, tel Hubert Joly, ex-PDG de l’entreprise américaine Best Buy, estiment qu’ancrer la stratégie dans une cause noble sert toujours, finalement, la performance de l’entreprise. Il explique que la raison d’être que Best Buy s’est donnée – enrichir la vie des gens par la technologie en répondant aux besoins humains essentiels – a amené à structurer une stratégie de développement autour de nouveaux services et in fine à redresser les finances et à satisfaire les actionnaires de l’entreprise. C’est cette vision qui amène Hubert Joly à dire : « J’ai un conseil à donner aux futurs dirigeants. 98 % des questions qu’on vous posera seront formulées comme des dilemmes : Devons-nous nous concentrer sur le long terme ou sur le court terme ? Devons-nous répondre aux attentes des salariés ou des actionnaires ? Vous aurez tout intérêt à refuser les dilemmes, à garder une vision holistique et à tenir compte de toutes les parties prenantes et de toutes les échelles de temps. » D’autres dirigeants, tel Hubert de Boisredon cité plus haut, considèrent que le service de la mission peut parfois imposer de sacrifier la rentabilité, au moins en partie ou pour un temps. On trouve donc toutes sortes de visions dans les cercles dirigeants. Y compris des dirigeants qui conservent une approche purement friedmanienne.

Comment se positionnent les nouvelles générations sur cette question ?

Les jeunes générations, y compris les étudiants d’HEC, vont souvent plus loin encore, interrogeant davantage le cœur de métier de l’entreprise, à l’image de Paul Bliot. Dans sa contribution, il constate que le modèle classique de l’entreprise, qui reste prédominant, a pour fonction de produire de la valeur ajoutée et du profit pour ses actionnaires, et que ses fondations légales et institutionnelles privilégient la fonction économique. L’ensemble des autres objectifs sont donc nécessairement subordonnés à l’impératif du profit. Or poursuit-il, « l’une des caractéristiques des enjeux sociétaux et environnementaux est qu’ils ne peuvent être résolus qu’à travers des solutions systémiques, continues et de long terme, en contradiction complète avec le court-termisme croissant des entreprises. » Et de « s’interroger sur la cohérence des politiques RSE d’entreprises avec des cœurs de métier ayant un impact environnemental et/ou social structurellement questionnable ».

Est-il plus facile de satisfaire sa quête de sens en fin de carrière quand on devient cadre dirigeant et qu’on acquiert une vision globale des opérations ?

Nous pensons que non, car à tout niveau – début ou fin de carrière –, tout dépend de la conscience de chacun de ses responsabilités dans le système et de la volonté de chacun de les considérer. Les « grands de ce monde » savent souvent ce qu’ils font et connaissent leur impact, bien qu’ils préfèrent ou prétendent parfois ne pas le voir… Dans cet ouvrage, les dirigeants parlent d’une prise de conscience effective des excès d’un capitalisme financiarisé et dérégulé relativement récente. Ce « retard à l’allumage », malgré les nombreux signaux d’alerte, a pu être lié à un défaut d’alignement tête-corps-cœur… La plupart d’entre eux cherchent désormais à rendre le cœur du système productif plus responsable, et non à s’en détourner.

L’aspiration à travailler pour une organisation qui respecte l’humain participe-t-elle aussi de la quête de sens chez les étudiants ?

Oui absolument. Je vous renvoie aux propos de Sara Mandray, élève à HEC. Elle considère que les personnes qui lui seront confiées dans son travail seront comme une « terre à cultiver ». Que ce qui la « nourrira chaque jour sera le fruit de ses relations » avec les autres. Des relations qu’elle veut « exigeantes, généreuses, bienveillantes ». L’aspiration à respecter l’humain rejoint souvent chez nos étudiants celle du respect de l’environnement.

Les auteurs

Rodolphe Durand est directeur académique de l’institut Society and Organizations à HEC. Professeur de stratégie à HEC, diplômé d’HEC, maître en philosophie et docteur en sciences de gestion, il est aussi auteur de nombreux ouvrages et articles.

Cécile Lavrard-Meyer de Lisle dirige le Purpose Center d’HEC Paris. Diplômée de Sciences Po Paris et d’HEC, elle s’est spécialisée en histoire et en économie du développement. Titulaire d’un doctorat à la Sorbonne et d’un post-doctorat à l’université d’Harvard, elle est l’auteur de nombreux ouvrages et articles universitaires, notamment sur le Pérou et Madagascar. Maîtresse de conférences, successivement à La Sorbonne et à Sciences Po Paris, elle a aussi été experte chez McKinsey.

Auteur

  • Frédéric Brillet