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Le grand entretien

« L’épidémie de burn-out survient dans un contexte spécifique »

Le grand entretien | publié le : 27.06.2022 | Frédéric Brillet

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« L’épidémie de burn-out survient dans un contexte spécifique »

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Dans Prévenir et soigner le burn-out, publié chez First dans la collection Pour les nuls, Marie Pezé, conformément à la vocation pédagogique de cet éditeur, analyse les raisons de ce surmenage et les moyens de le surmonter tant pour les victimes que pour les accompagnants et acteurs du monde de l’entreprise.
 
Comment se définit le burn-out ?

Le mot burn-out décrit un syndrome défini d’abord par le psychologue et psychothérapeute américain Herbert Freudenberger pour évoquer, en 1974, l’échec et l’épuisement des soignants prenant en charge des patients inguérissables. D’autres chercheurs vont aussi s’y atteler, comme Christina Maslach et Susan Jackson qui ont développé un questionnaire d’évaluation (Burnout Inventory/échelle de Maslach). Dans son acception plus moderne, donnée dans les années 2000 par Christine Färber, « le syndrome d’épuisement professionnel […] est marqué par le fait que les individus ont une multitude d’obligations, des pressions externes croissantes, des exigences grandissantes de la part des autres, une limitation des possibilités de s’engager et des salaires qui ne compensent que partiellement les efforts fournis. » Hier physique, cet épuisement est aujourd’hui psychique et cognitif. Le terme de surmenage est d’ailleurs plus approprié, car nous assistons à une pathologie de l’envahissement pendant le travail, hors du travail, le jour, la nuit, pendant les vacances, provoquant insomnies, cauchemars, absences dans les relations familiales, dégradation générale de la vie psychique. L’état d’urgence permanent, la multiplication des tâches, des interruptions aussi, mettent les salariés le dos au mur, les rendent agressifs, irritables, y compris dans la sphère privée. L’épidémie de burn-out à laquelle nous assistons survient dans un contexte économique et organisationnel spécifique. Le salarié français est quatrième en productivité horaire et premier en consommation de psychotropes. Il faut considérer le burn-out comme un syndrome de désadaptation du fonctionnement humain à des organisations du travail devenues redoutablement pathogènes. Le manager étant lui-même en surcharge de travail, soumis à des objectifs inatteignables dont il transmet les injonctions à ses équipes, il peine à penser, à soi et aux autres.

Quel lien établissez-vous entre le développement des technologies numériques, la financiarisation de l’économie et le burn-out ?

Apparues dans les années 80, les nouvelles technologies de l’information et de la communication exercent une pression sur les corps et les psychismes engagés dans le travail. En 2022, les trois quarts du capital des entreprises cotées dans le monde sont devenus la propriété des fonds d’investissement et de pension. On ne déduit plus les objectifs de dividendes à répartir sur le fondement du travail accompli. On accomplit le travail nécessaire pour atteindre les dividendes décidés au préalable. Une nouvelle gouvernance financiarisée transforme le travail réel en données purement comptables. Faute d’écouter les spécialistes, les ergonomes, les neurophysiologistes et les cliniciens, les employeurs ont privilégié une approche dite scientifique, parce que chiffrée, du travail : cadence, cycle de production, chronométrage, en oubliant d’autres données plus médicales. Les travailleurs sont évalués par une grammaire qui n’est pas faite pour eux. Et voilà comment le travail humain, avec sa sensorialité, ses muscles, ses efforts cognitifs, son endurance, son honneur, son âme, disparaît au profit de quelque chose de financier : rythme, temps, cadence, flux – tendus si possible… À l’hôpital, c’est la mise en place de la tarification à l’acte, la mode de la chirurgie ambulatoire, des pôles, puis du lean management, de la sous-traitance… Les patients traités par le chirurgien deviennent un nombre d’actes. Le travail du chercheur devient le nombre d’articles écrits par an. Les managers ne gèrent plus le travail, mais les objectifs à atteindre. L’exigence de réactivité se double d’un contrôle constant, d’une subordination plus massive que celle de la relation de travail, le numérique sans limites.

Selon vous, ces exigences accrues dégradent la qualité du travail et contribuent à la montée du burn-out…

Il en découle en effet une souffrance éthique : quand on demande à des salariés de faire plus vite, avec moins de moyens et d’effectifs, ils ne peuvent pas bien travailler. Ce travail de mauvaise qualité renvoie alors une image déplorable de soi-même et détruit l’estime de soi. L’organisme humain a des cycles, des alternances de veille et de sommeil, des pics de production de certaines hormones. Si on le soumet à une intensification des tâches sur un temps trop prolongé, il fabrique des toxines, il doit mobiliser beaucoup de cortisol pour tenir, il surfonctionne en permanence. Mais ce corps inoxydable, ou plutôt désiré comme tel, sans maladie, sans émotion, ce « corps machine » que veut l’organisation du travail, n’existe pas. Faire travailler les salariés en éliminant tous les temps morts, parce qu’ils ne rapportent rien en termes de productivité, est très coûteux pour la physiologie humaine.

Quelles sont les conséquences pour les salariés ?

Les salariés travaillent donc à leur rendement maximum comme des athlètes de la quantité et présentent rapidement des pathologies de surcharge. L’expression « tenir » fait allusion à tout ce qui est convoqué pour parvenir à travailler de cette manière, c’est-à-dire mobiliser au maximum, toute la journée, sa musculature, sa posture, son taux de cortisol, son système cardio-vasculaire… Sur le versant cognitif, l’accélération des tâches et l’instantanéité d’exécution obligent les fonctions cognitives à traiter une masse phénoménale d’informations. Les e-mails, les appels, les textos, les notifications et toutes les sollicitations et demandes qu’elles charrient ont fait exploser notre charge mentale, au travail comme dans la vie privée. En moyenne, un cadre est interrompu toutes les six minutes, 30 % de la journée d’un salarié se passe à gérer des mails. Et puisqu’on se complaît à comparer le cerveau à un ordinateur, en ces temps d’intelligence artificielle, rappelons que ces machines ont une certaine quantité de mémoire et de capacités d’analyse et qu’au-delà, elles peuvent elles aussi « ramer »… C’est pourquoi on observe d’abord chez les patients des troubles cognitifs, de concentration, de mémoire, de logique…

Comment évolue le nombre de Français en burn-out ces dernières années ?

Le burn-out n’étant qu’un syndrome, mal défini, dont les symptômes évoluent au gré de la transformation des méthodes de travail, il n’est pas scientifiquement comptabilisable. En 2020, 30 000 déclarations de lésion psychique ont été déclarées en accident du travail. Environ 1 700 burn-out seulement ont été reconnus en maladies professionnelles, ce qui ne dit rien des chiffres véritables. Dans mon ouvrage, je mentionne l’enquête SUMER sur les sources de mal-être et de souffrance au travail menée auprès d’un large échantillon d’actifs. Entre 2003 et 2010, cette enquête montre que la situation s’aggrave sur tous les indicateurs : désormais, plus de 20 % des actifs se plaignent de subir des comportements hostiles au travail, plus de 10 % d’un déni de reconnaissance, près de 10 % des comportements méprisants. Malheureusement, nombre de salariés en situation de burn-out ont peur de consulter : ils vivent cette maladie comme un drame de l’insuffisance personnelle. Ils ont peur de parler de ce qui ne va pas dans le travail et de s’entendre répondre : « Vous ne savez pas hiérarchiser vos tâches ! ». Ils craignent d’être perçus comme incompétents, fragiles. Ils passent donc sous les radars de la médecine du travail et c’est pourquoi l’on assiste à un nombre croissant de suicides liés à l’expérience professionnelle.

Vous observez qu’on étudie mieux la fatigue des matériaux que celle des humains…

Il existe une profonde analogie entre la subite rupture d’un élément d’une machine et l’effondrement de la fonction cardiaque chez un marathonien. Par exemple, une pièce métallique peut se rompre sous des efforts inférieurs à sa charge de rupture si l’effort est répété un nombre suffisant de fois. Un métal soumis à une pression subit des déformations. Le matériau demande un repos, un temps de récupération pour retrouver sa forme. Chez le sujet astreint à un effort, le repos doit être suffisant pour assurer la pleine récupération physiologique et le retour à des constantes normales. La fatigue, avec son cortège de symptômes, constitue un mécanisme qui engage à ralentir ou interrompre la dépense d’énergie. Elle n’a qu’un but : conserver l’équilibre de la vie, nous permettre de ne pas entamer notre capital santé. La fatigue est l’échec temporaire ou permanent de cet effort d’équilibre des forces du sujet avec les contre-forces de son milieu. Si une période de récupération ne succède pas à une dépense d’énergie, le bilan énergétique devient rapidement déficitaire et peut aboutir à l’apparition de lésions irréversibles. La fatigue est donc un mécanisme protecteur, qu’il faut réhabiliter…

Parcours

Marie Pezé, psychanalyste et docteure en psychologie, ancienne experte judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance et travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre, en 1996. Elle est licenciée par l’hôpital de Nanterre en 2010 et crée alors le site Internet souffrance-et-travail.com, qui propose des ressources médicales, sociales et juridiques destinées tant aux travailleurs qu’aux professionnels de santé. Le site est géré par l’association Diffusion des connaissances sur le travail humain (DCTH), créée en 2011, dont Marie Pezé est présidente. Par le biais de cette association, elle coordonne le réseau des 200 consultations Souffrance et Travail qui couvrent le territoire. Elle est régulièrement auditionnée par les pouvoirs publics et le législateur sur ces questions.

Auteur

  • Frédéric Brillet