Alors que les entreprises – dans le bâtiment, la restauration, mais aussi la tech – cherchent désespérément des salariés, elles sont privées d’un vivier potentiel : les étrangers. Mais encore faudrait-il d’abord définir une politique migratoire…
Taboue… Même dans ce contexte de pénurie criante de main-d’œuvre, la question de l’embauche d’étrangers en France ne peut, semble-t-il, faire l’objet d’un discours public assumé. « La question est avant tout politique », regrette ainsi Vincent Sitz, restaurateur, consultant et également président de la commission emploi-formation-QVT chez GNI-HCR (Groupement national des indépendants de l’hôtellerie-cafés-restauration). Et « dans le sillage de la crise sanitaire, l’immigration s’est effondrée, relève le Conseil d’analyse économique, dans une étude parue en 2021 (lire aussi l’entretien d’Emmanuelle Auriol). Entre 2019 et 2020, la délivrance de premiers visas a chuté de 20,5 % et celle de l’ensemble des visas (qui tient compte des renouvellements) a baissé de 80 %. » D’ailleurs, précise le Conseil, « les secteurs d’activité qui faisaient le plus appel aux travailleurs immigrés en 2018 sont ceux qui déclarent manquer de main-d’œuvre (en particulier le bâtiment et l’hôtellerie-restauration) aujourd’hui. »
La France doit-elle renverser la vapeur ? Après une campagne présidentielle qui a largement joué sur les peurs, la question reste sensible. Pourtant, « qu’il s’agisse de restauration, de bâtiment ou des domaines comme les hautes technologies, certaines activités ne vivent que grâce à cette main-d’œuvre », relève Guillaume Cappelle, fondateur et directeur international de Singa France, une association qui accompagne demandeurs d’asile et réfugiés.
Ainsi, l’hôtellerie-restauration est en première ligne. Premier obstacle, selon Vincent Sitz : pouvoir identifier les candidats étrangers potentiels, et notamment les réfugiés « statutaires », présents sur le territoire depuis plusieurs années et autorisés à travailler, mais « invisibles ». « Le manque de lisibilité des dispositifs ne nous permet pas de contacter des personnes qui pourraient être intéressées par nos métiers. Nous avons l’appareil de formation nécessaire, nous manquons de 300 000 salariés, mais nous ne parvenons pas à les recruter, alors que beaucoup sont au chômage. C’est le cas également des réfugiés ukrainiens arrivés en France avec une autorisation de travailler, ils ont été bien accueillis, mais comment les joindre ? »
Autre question plus brûlante encore : celle de la régularisation de migrants présents dans certains cas depuis de nombreuses années sur le territoire et qui se voient refuser leur permis de travail malgré, parfois, le soutien de leur employeur (lire aussi Entreprise & Carrières n° 1553 sur les apprentis étrangers.)
Pourtant, des dispositifs d’accès à l’emploi et à la qualification, essentiellement réservés aux réfugiés, se développent. L’une des pionnières dans le domaine, l’Afpa, a lancé en 2017 le programme Hope, qui a accueilli et formé 3 504 personnes entre 2017-2021, et 1 500 en 2022, principalement pour des métiers de première qualification dans le BTP, les services et l’industrie. Avec un taux d’insertion dans l’emploi de 73,94 %… Cofinancé par les ministères du Travail et de l’Intérieur et des Opco (Opérateurs de compétences), « Hope utilise des dispositifs de droit commun déjà existants, précise Pascale Gérard, directrice de l’innovation sociale de l’Afpa. Notamment l’alternance, en contrat de professionnalisation ou d’apprentissage. » Pour ajouter : « Si je caricature, face au manque de compétences disponibles, il y a vingt ans, on a fait entrer les femmes, et maintenant, on accepte d’intégrer aussi les étrangers. »
Parallèlement, d’autres programmes se développent pour aider les réfugiés les plus diplômés. « Nous constatons un fort déclassement professionnel de ces personnes, souligne Guillaume Cappelle. Toutes n’ont pas envie de s’engager dans le premier métier venu, c’est pourquoi nous accompagnons également des entrepreneurs potentiels dans nos incubateurs. L’entrepreneuriat leur permet souvent de valoriser leur parcours. »
L’un des axes de développement de l’association est la constitution d’un fonds d’investissement pour accélérer des start-up lancées par des réfugiés. « Nous voulons démontrer qu’ils sont créateurs d’emplois, de valeur économique et d’innovation. N’oublions pas qu’en Europe, 21 % des entreprises sont créés par des immigrés », détaille-t-il.
Au-delà d’une réponse directe aux pénuries de compétences, ce sont les atouts de l’immigration que souhaitent valoriser certains acteurs, dont ceux réunis au sein du collectif « Refugees Are Talents », parmi lesquels 14 entreprises, dont un bon nombre du CAC 40, qui organisent communication et échanges pour aider à cette sensibilisation. Car pour l’heure, « les entreprises ne savent pas bien comment mettre en œuvre cette insertion et méconnaissent, de plus, les différents statuts. Mais elles bougent ! », constate Guillaume Cappelle. « Les entreprises ont un rôle important à jouer pour favoriser l’accès à l’emploi, notamment des réfugiés et leur permettre une intégration facilitée, estime à cet égard Christine de Longevialle, déléguée générale d’Accor Heartist Solidarity, le groupe hôtelier faisant partie du collectif. Recruter ces profils permet non seulement aux entreprises d’agir en faveur de la diversité des talents au sein des équipes, mais aussi d’enrichir leur culture. »
Enfin, de manière générale, nombre de chercheurs et de représentants d’entreprise souhaitent que l’exécutif se penche sérieusement et rapidement sur la question migratoire. Ainsi de Bernard Cohen-Hadad, président du think tank Étienne Marcel et de la CPME Île-de-France. « Nous avons besoin aujourd’hui de talents sur toutes les chaînes de compétences. À ce point, c’est assez nouveau. Réfléchir à l’insertion dans le travail de publics venant de l’étranger, en ne partant pas du postulat que cela sera au détriment des demandeurs d’emploi nationaux, est une nécessité, estime-t-il. Ce que je souhaite, c’est un vrai débat dépassionné. Il faut définir une politique migratoire, dans un cadre européen, avec une réflexion liée à une stratégie de l’emploi, le tout dans une nouvelle vision de l’économie, verte et circulaire. » Intégrer l’apport d’une main-d’œuvre étrangère dans le modèle économique du monde d’après : l’idée fait donc son chemin. À petits pas…