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Le grand entretien

« Les problèmes des femmes demeurent invisibles »

Le grand entretien | publié le : 13.06.2022 | Gilmar Sequeira Martins

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« Les problèmes des femmes demeurent invisibles »

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Dans Le deuxième corps, l’ergonome canadienne Karen Messing jette une lumière crue sur le sort très souvent réservé aux femmes dans le monde du travail : devoir devenir des hommes, quitte à se faire mal… Cette exigence implicite trouve une complice dans la honte attachée aux spécificités féminines. Le livre donne la parole aux femmes au travail, faisant ainsi apparaître les discriminations subies, et propose aussi des pistes de réflexion ainsi que des solutions.

Quelle est la ligne directrice de vos travaux ?

Je souhaitais placer les différences biologiques entre femmes et hommes dans le domaine de la santé au travail. Je voulais savoir dans quelle mesure il faut adapter les milieux de travail pour tenir compte de ces différences. Je suis parvenue à un premier constat : c’est que le niveau de connaissances sur la biologie des femmes est très faible. Soit parce que les travailleuses sont souvent exclues des populations étudiées ou parce que les fonctions biologiques spécifiques des femmes sont exclues de l’analyse. J’ai aussi voulu situer les femmes dans l’univers professionnel et prendre en compte les différences sociales. À travers une série d’études ergonomiques, j’ai pu constater à quel point il pouvait être difficile d’être une femme dans différents environnements professionnels.

À travers quelles expériences ?

Le premier chapitre de mon livre décrit une étude réalisée avec des techniciennes travaillant à Montréal dans l’installation de dispositifs de communication. C’était un milieu de travail presque exclusivement masculin. Il n’y avait que sept femmes sur plusieurs centaines de salariés. Nous les avons rencontrées pour discuter de leur travail. Au début, elles ne comprenaient pas le but de l’échange puisque, pour elles, il n’y avait pas de problème spécifique aux femmes. Au bout de deux heures, elles ont évoqué le problème des ceintures portant les outils, qu’elles trouvaient très inconfortables. C’était dû au fait que les femmes ont les hanches plus évasées par rapport à la taille que les hommes et les outils pesaient lourd sur les hanches. J’ai eu un réflexe d’ergonome, je leur ai proposé une ceinture reposant sur l’épaule avec des croisillons sur la poitrine afin de soulager les hanches. Mais elles ont crié qu’on ne pouvait pas faire ça parce que cela aurait mis leurs seins en avant – or elles cherchaient en permanence à faire oublier qu’elles étaient des femmes. Ce n’est qu’au bout de trois heures d’échanges qu’ont été évoquées les « vraies affaires », à savoir le harcèlement qu’elles subissaient de la part de leurs collègues, du contremaître et des clients. Elles en ressentaient une forme de honte et se disaient que si elles étaient harcelées, c’est qu’elles l’avaient peut-être mérité. Mais est-ce qu’une femme doit être identique à un homme pour être son égale ? Ce n’est que des mois après que nous avons appris qu’une autre salariée était en arrêt de travail parce qu’elle avait été violée par l’un de ses collègues masculins. Lorsque nous l’avons interviewée, elle n’a pas mentionné l’agression dont elle avait été victime. Elle a affirmé qu’au travail, les femmes et les hommes étaient traités de la même façon. Un autre élément de difficulté tient à la façon dont sont perçus les problèmes de santé au travail des femmes. Elles sont prisonnières d’un cercle vicieux. Faute de recherches, les problèmes demeurent invisibles. Leurs souffrances sont alors attribuées à des faiblesses ou à une propension à se plaindre pour rien. Cela aboutit à une moindre indemnisation des problèmes de santé des femmes par rapport à leurs collègues masculins. Or ce sont les coûts qui poussent à lancer des politiques de prévention. La boucle est ainsi bouclée, de sorte que les problèmes de santé des femmes continuent à être peu étudiés, donc peu reconnus, donc pas prévenus.

Les hommes sont-ils mieux lotis ?

Les hommes n’ont pas pour autant la vie facile. Ils sont plus souvent exposés aux dangers visibles, donc plus souvent victimes d’accidents traumatiques, alors que les femmes sont plus exposées aux phénomènes d’usure physique. Par rapport aux hommes, elles ont en moyenne 50 % de plus de problèmes liés aux troubles musculosquelettiques. C’est dû essentiellement à la nature des tâches demandées aux femmes. Elles doivent plus souvent accomplir un travail répétitif avec très peu d’autonomie. Elles peuvent moins ajuster leur activité à leur capacité, ce qui est un risque réel pour la santé au travail. Des études en France et au Québec ont pourtant montré que les conditions de travail ont un impact réel sur les fonctions féminines du corps. Dans la transformation de volaille, l’atmosphère très froide intensifie les douleurs périmenstruelles et les horaires de travail irréguliers perturbent le cycle.

Comment agir ?

Au Québec, une coalition de femmes appuyée par des intervenants en santé publique a lutté pour modifier la loi sur la santé et sécurité au travail afin qu’elle prenne mieux en compte les problèmes spécifiques des femmes. La morale que j’en tire, c’est qu’il est important que les femmes se parlent. Si aucun lieu pour évoquer ces difficultés n’existe dans les entreprises, alors aucune amélioration ne sera possible. Se parler permet de surmonter la honte qu’ont encore beaucoup de femmes. Elles pourront découvrir que leur voisine a les mêmes difficultés. Certains syndicats ont déjà créé des comités de femmes, mais il y en a encore trop peu. Une autre voie d’amélioration passe par des recherches, pour mieux connaître la physiologie féminine – par exemple le métabolisme des produits toxiques. À cela s’ajoute une adaptation des postes au corps féminin et à ses capacités. La question des outils est importante aussi. Lors de l’une des interventions de mon équipe, nous avons pu constater qu’il suffisait d’adapter la longueur d’un outil, une clef en l’occurrence, pour qu’une travailleuse devienne plus rapide que ses collègues masculins et moins à risque de douleurs.

Les femmes ont du mal à entrer dans les métiers très masculins. Dans ces métiers, elles doivent devenir des hommes, pour ainsi dire, car ce milieu ne s’ajuste pas à leur réalité physique. Mais même dans des métiers où il y a presque autant de femmes que d’hommes, persiste l’idée que les femmes doivent être identiques aux hommes pour être considérées comme des égales. S’il ne faut pas exagérer les différences entre femmes et hommes – il ne s’agit pas de deux espèces différentes ! –, le problème repose en grande partie sur la conception des milieux de travail. Ils ont été pensés pour des corps et des rôles masculins parce qu’ils avaient été les seuls à les habiter. Leur organisation était conçue pour des hommes. Il suffit de penser à l’interface entre le travail et la famille pour comprendre que l’organisation du travail aujourd’hui est d’abord pensée pour le rôle social traditionnel des hommes et pas pour celui des femmes. Les hommes comme les femmes ont tout à gagner si les milieux de travail s’adaptent à tous les corps et toutes les situations sociales.

L’auteur

Américaine de naissance, Karen Messing arrive au Canada en 1965 où elle étudie les sciences avant de se consacrer à l’ergonomie. En 1976, elle devient professeure à l’université du Québec à Montréal (UQAM) au département des sciences biologiques. Elle sera l’une des fondatrices en 1990 du Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement (Cinbiose). Elle a déjà publié plusieurs ouvrages : La santé des travailleuses – la science est-elle aveugle ?, Les souffrances invisibles et Pour une science du travail à l’écoute des gens.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins