Ce titre vient du fait que nous avons voulu, avec 21 autres autrices et auteurs, défendre l’idée d’un besoin de réinventer les actions en faveur d’une mixité femmes-hommes intelligente, alors même qu’elle amorce une nouvelle phase de son histoire. Il y a une vingtaine d’années, les grandes entreprises ont pris conscience du déficit de mixité et mis en place des protocoles pour le corriger : il s’agissait alors de recruter plus de femmes, de les sensibiliser aux pratiques d’un monde des affaires dessiné par et pour les hommes et de les promouvoir. Cette approche a donné des résultats limités : en plébiscitant la méritocratie, les entreprises ont sous-estimé à quel point elle était « aveugle au genre ». Le système conçu par et pour les hommes pratiquant l’autopromotion a laissé « en rade » les femmes, souvent moins démonstratives. En outre, durant cette première phase, les deux sexes pouvaient se sentir stigmatisés : on reprochait aux femmes leur manque d’ambition et d’affirmation de soi tout en faisant naître chez les hommes le sentiment d’une discrimination « à l’envers ». Face à ce constat, les entreprises ont ensuite lancé une deuxième phase, dite « Fix the Women », qui consistait à coacher les femmes pour qu’elles se comportent davantage comme l’usage business le voulait et à engager les hommes dans la mixité.
Pas vraiment, car les femmes finissaient par se voir reprocher d’être trop masculines, d’effrayer les hommes et de rebuter les plus jeunes… Les hommes, à qui l’on demandait de faire des efforts particuliers en faveur de leurs collaboratrices ou collègues femmes, percevaient encore cette deuxième phase comme une asymétrie de traitement. En réaction à ces deux impasses, ayant réalisé que les entreprises n’étaient pas aussi méritocratiques qu’elles le croyaient et que les femmes n’avaient nul besoin d’être « réparées », une troisième phase a ciblé les managers et dirigeants (des hommes, majoritairement) pour les former à la lutte contre leurs « préjugés inconscients » sur un ton très moralisateur de quasi-rééducation. Or ce n’est pas en blâmant leurs managers que les entreprises en obtiendront quelque chose. En outre, l’héritage de notre culture dite universaliste interdit aux entreprises toute forme de discrimination. Pourtant, on a instauré dans le même temps des quotas de mixité, dans les conseils d’administration depuis dix ans et maintenant dans les instances de direction. Pour résumer, les politiques de mixité ont été jusque-là relativement inefficaces – car fondées sur des hypothèses erronées et des contradictions avec la culture dominante.
Le déni des discriminations sexistes, puis les actions réparatrices ont fini par essentialiser le sujet de la mixité, en faisant porter la responsabilité des problèmes aux un(e)s puis aux autres. Il faut trouver un interstice intelligent, qui consiste à promouvoir la mixité dans les deux sens et dans tous les métiers, mais sans dépasser d’un millimètre le principe du « à compétences égales ». Cela permet de se donner une ambition bien plus vaste, puisque l’équilibre entre les sexes devient un levier pour une transformation plus rapide et efficace dans tous les domaines. L’action mixité ne doit pas s’adresser qu’aux femmes ou n’être opérée que par les hommes. Elle doit être impulsée par tous et au service de tous.
Il est désormais inconcevable de penser mixité dans une organisation sans penser à ses clients. Ces derniers représentent l’un des premiers enjeux sur le terrain de la mixité : les femmes constituent 50 % de l’humanité et donc des clients, et assurent de 60 % à 80 % des décisions d’achats, tous types de produits confondus. Il devient alors important d’adapter sa stratégie produit à cette réalité. Au-delà de la représentation des femmes, un autre enjeu réside dans l’exigence sociétale qui monte chez les clients BtoB ou BtoC. Cette exigence se traduit par des conditions d’achat immanquablement liées à ce que l’entreprise projette en matière de mixité. Cette dynamique, avec cette partie de l’écosystème représentée par les clients, existe également avec les fournisseurs, les talents, les pouvoirs publics, les réseaux interentreprises, les partenaires financiers, les partenaires associatifs, les médias, les influenceurs.
Ce mouvement a clairement repoussé les limites de l’acceptable, y compris en entreprise : chez les femmes et chez certains hommes qui ne se reconnaissent pas dans une injonction abusive de masculinité, on s’autorise enfin la protestation, qu’on soit cible ou témoin. Et dans le sillage de la loi Rebsamen de 2015, la définition du harcèlement sexuel a été élargie par la suite, afin d’intégrer les agissements « répétés à connotation sexiste » et non plus seulement ceux à caractère sexuel. En outre, depuis que les entreprises ont des obligations de protection et de prévention sur ce sujet, certaines d’entre elles nomment des salariés référents pour mener des actions de sensibilisation. Au-delà des violences sexuelles et sexistes, il demeure cependant parfois compliqué de définir le sexisme ordinaire, qui se manifeste par des plaisanteries stéréotypées, des compliments sur la tenue vestimentaire ou l’apparence physique… Les zones grises n’ont pas fini de susciter débats et crispations. Plus l’entreprise sera claire sur le cadre qu’elle fixe en termes de comportement et de respect au travail, plus elle aura la capacité d’identifier et de traiter les signaux faibles, voire à libérer la parole des hommes, encore moins audibles que les femmes sur la question des violences au travail.
La différence anatomique ne rencontre plus les aspirations identitaires de genre, car elle génère des stéréotypes sexistes. Cela oblige l’entreprise à revoir ses fondamentaux en matière de modèle de compétences, par exemple. Cette vision dégenrée de l’entreprise permet d’ouvrir l’éventail des possibles, car elle affiche clairement que si le cerveau est « façonné dans un genre », il n’a pas de sexe. Dit autrement, n’importe qui peut occuper n’importe quelle fonction, indépendamment de l’historique, de la culture d’entreprise ou du secteur d’activité. Ainsi, on crée des vocations, on contredit les stéréotypes et l’on permet à chacune et chacun de s’autoriser à oser être soi.
L’apologie du supposé « leadership au féminin » ne fait que renforcer l’idée d’une sexuation des compétences : c’est le piège du « autrement » qui enferme les femmes et les hommes dans un sexisme réarmé et dans une confusion renforcée entre sexe et genre. Quant au courant « Lean in » à la Sheryl Sandberg, qui renvoie les femmes à leur responsabilité de savoir jouer des coudes en acceptant les codes installés, il valide inconsciemment que ce modèle est le seul qui fonctionne et interdit aux femmes réticentes (et aux hommes lassés) toute alternative. Or les qualités d’un leadership ne sont pas liées au sexe du leader, mais à ses compétences et appétences. Plus on recrute, forme et accompagne les femmes et les hommes vers le top management dans le respect des identités personnelles, plus on multiplie les modèles de leadership gagnants, ce qui élargit progressivement la grille des valeurs et des compétences clés « viables ».
Au sein d’une entreprise, lorsqu’un sujet est identifié comme relevant purement des RH, il est jugé important – mais rarement stratégique… La mixité a trop souvent été considérée comme un sujet RH, mais aussi comme un sujet de femmes (par les femmes et pour les femmes), au même titre que les autres formes de diversité. Or le volume de la population concernée (50 %) interdit de traiter le genre comme une diversité parmi d’autres.
Pour le recrutement, l’entreprise doit veiller par exemple à constituer des équipes de recrutement équilibrées en genre et au langage utilisé dans les descriptions de poste des annonces. Elle doit sanctionner systématiquement les comportements inacceptables, se doter d’un tableau de bord incluant des chiffres sur la mixité. Et lutter contre les biais cognitifs sexistes. Reste que tous ces efforts ne porteront leurs fruits sur le moyen ou long terme qu’à une seule condition : que la dirigeante ou le dirigeant soit engagé personnellement sur le sujet.
Armelle Carminati-Rabasse, ingénieure de formation, a fondé la société d’investissement Axites-Invest, préside le comité entreprise inclusive du Medef et siège au Haut Conseil de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Marie-Christine Mahéas, ingénieure de formation, dirige le conseil mixité pour les clients du groupe Mazars et enseigne le management en master affaires publiques à Sciences Po Paris. Elle a piloté le livre Mixité, quand les hommes s’engagent (Eyrolles, 2015) et codirige le think tank Observatoire de la mixité.
Patrick Scharnitzky, docteur en psychologie sociale, est aujourd’hui directeur associé du cabinet Alternego qui accompagne les entreprises sur le management des diversités et les problématiques liées aux biais décisionnels, que ces derniers soient individuels ou collectifs.