Dans « Rémunérer le travail », des chercheurs interrogent le sens des pratiques salariales, reflet des mutations du monde de l’emploi. Un livre d’études sérieux et engagé.
Si la crise sanitaire a rouvert le débat sur la hiérarchie des salaires et l’utilité des métiers, les tensions actuelles autour des rémunérations témoignent des transformations du monde du travail. Entre récompense monétaire et symbolique, que rémunère-t-on ? La valeur sociale d’un travail, sa productivité, l’investissement ou le travailleur lui-même, en fonction de son parcours et de ses diplômes ? Qu’est-ce qu’un salaire perçu comme juste pour soi et pour la société ? À ces questions sensibles, cet ouvrage collectif d’une vingtaine de chercheurs – économistes ou sociologues – apporte un éclairage instructif. Côté évolutions des rémunérations, ils critiquent notamment les dérives de l’individualisation des salaires. À lire : la synthèse des travaux de la sociologue Sophie Bernard sur les travers des primes individuelles « au mérite », source d’inquiétude et d’inégalité pour les femmes, notamment. Au nom de la performance, ce système tend à rapprocher le salariat de l’indépendance : « Les salariés sont enjoints à faire leur salaire et supportent individuellement les risques du marché », dit-elle ainsi. L’ouvrage explore ce brouillage des frontières du travail avec le cas des auto-entrepreneurs des plateformes. Experte sur ce sujet, la sociologue Sarah Abdelnour revient sur « le salariat déguisé » des chauffeurs de VTC, l’illusion d’une liberté les poussant au « surinvestissement » pour augmenter le nombre de livraisons. Une sorte de retour du travail « payé à la pièce », sans protection sociale ou presque.
Enfin, si le « travail paie toujours », paie-t-il suffisamment ? Les auteurs analysent les inégalités factuelles : celles des femmes et des hommes en Europe ou le statu quo quant à un salaire minimum européen (intéressant), mais aussi la préférence, en France, comme dans d’autres pays de l’OCDE, à traiter la pénibilité comme « un risque social » compensé dans les systèmes de retraite plutôt que par une augmentation des rémunérations pour ces métiers difficiles.
Le sentiment de toucher « un juste salaire » est aussi subjectif et diffère selon le statut du bénéficiaire. Quand ils s’en plaignent, « les cadres invoquent le plus souvent leur niveau de responsabilités et d’investissement dans le travail comme l’insuffisance des évolutions de salaires au cours de leur carrière », note le sociologue Christian Baudelot dans son étude. Sans surprise, ouvriers et employés ont un rapport plus immédiat, lié au coût de la vie, à « l’acte de leur travail » ou à sa dureté… Cette grogne sur les rémunérations gagne aussi les fonctionnaires. Mais dans sa critique du « new management public », le chercheur Luc Rouban nuance leur insatisfaction : leur conscience « de l’utilité sociale et collective » demeure. Les primes ne prendraient pas et les agents souffriraient surtout d’une démotivation « des tâches accomplies ». Impossible d’éluder les conditions de travail dans le sentiment d’être reconnu dans son métier.