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Le grand entretien

« Les employeurs connaissent mal la réalité quotidienne des invisibles »

Le grand entretien | publié le : 16.05.2022 | Frédéric Brillet

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« Les employeurs connaissent mal la réalité quotidienne des invisibles »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son étude sur les travailleurs invisibles, réalisée par le cabinet de conseil Occurrence auprès de 15 000 répondants, la Fondation Travailler autrement, présidée par Patrick Levy-Waitz, met en lumière les difficultés de ces 13 millions de personnes qui œuvrent dans l’ombre et sont contraintes dans de nombreux aspects de leur vie.

Qu’est-ce qui a amené la Fondation Travailler autrement à réaliser cette étude sur les travailleurs invisibles ?

Le rôle de la Fondation est de questionner les innovations du monde du travail, d’analyser les tendances de fond du marché de l’emploi et de faire bouger les lignes politiques au bénéfice de la société. Pour ce faire, elle part de l’individu tel qu’il évolue dans son environnement de travail et non d’une vision a priori d’un monde du travail organisé en catégories rigides. Les récentes évolutions, marquées par la crise du coronavirus, ont mis en lumière les transformations profondes dans le rapport des Français au travail, à l’entreprise et à leur vie en général. Des transformations qui n’épargnent personne, y compris les travailleurs de première ligne que la Fondation Travailler autrement analyse dans cette étude. Nous avons interrogé un échantillon représentatif de 15 000 répondants sur leur situation familiale et professionnelle, leur relation aux autres au sein et à l’extérieur du lieu de travail, leurs habitudes de consommation, etc.

Qui sont ces travailleurs invisibles ?

Ces invisibles, ce sont quelque 13 millions de personnes qui exercent des métiers d’exécution laissant peu de place à l’autonomie et à la créativité. Il s’agit de métiers essentiels ne relevant bien souvent ni d’un choix ni d’une passion, mais davantage d’une activité simplement rémunératrice. Les invisibles « travaillent pour manger ». On y trouve une proportion élevée de femmes (54 %), mais aussi de personnes âgées de 35 à 49 ans (32 %) et d’ouvriers (13 %). Ces invisibles vivent davantage dans les villes moyennes et en milieu rural que le reste de la population et moins dans les métropoles. Ils exercent le plus souvent dans les secteurs de l’hébergement et de la restauration, dans les métiers des arts et du spectacle, du paramédical, de la logistique, du commerce et dans l’agriculture. Quelque 73 % d’entre eux travaillent pour le secteur privé, dont 11 % à leur propre compte (auto-entrepreneurs, professions libérales).

Quelles difficultés rencontrent-ils ?

Notre société de services repose sur ces actifs qui mènent une vie faite de contraintes, encore aggravées par les effets de la crise sanitaire. Ils souffrent souvent de conditions de travail pénibles et de manque d’autonomie. Ils sont davantage soumis à une forme de « cadence 2.0 » par l’intermédiaire de machines et d’applications numériques, ont peu ou pas de perspectives professionnelles et guère de marges de manœuvre. Ainsi, 75 % des invisibles ne peuvent pas télétravailler (contre 37 % ou 33 % pour les autres groupes), 45 % doivent porter un uniforme, 23 % subissent des temps partiels et 20 % des contrats précaires. Ils sont enfin confrontés à un management souvent disciplinaire, indifférent, froid voire brutal avec un contrôle tatillon de l’emploi du temps et du respect des cadences. Il existe de fait une manière spécifique de manager les « invisibles ». Enfin, sur le plan personnel, ils éprouvent des difficultés financières du fait d’un faible pouvoir d’achat et d’une épargne insuffisante. Ce qui les amène à vivre dans des logements moins confortables, moins bien situés, avec des temps de transport domicile-travail élevés et un accès limité aux loisirs.

L’étude de la Fondation montre par ailleurs que les invisibles souffrent d’un sentiment d’inutilité sociale et d’un manque de reconnaissance…

Ils ont effectivement un sentiment d’abandon et de déconsidération, et souvent, cela va de pair avec un déficit d’estime de soi… Ainsi, 18 % des invisibles estiment que leur activité est considérée comme peu ou pas utile, contre 13 % pour les autres groupes. Si le décalage n’est pas si grand sur cet aspect, il est en revanche plus fort sur les autres points de données. Par exemple, 40 % des invisibles trouvent peu ou pas de sens à leur activité, contre 26 % pour les autres groupes, et 40 % estiment qu’elle offre peu ou pas d’opportunités de progresser et d’apprendre, contre 26 % pour les autres groupes. Enfin, 61 % estiment n’avoir aucune perspective de progression professionnelle.

Et le revenu qu’ils perçoivent compense mal les contraintes subies…

En effet, leur situation financière est caractérisée par le manque, la frustration et la relégation : 50 % des invisibles et 33 % des foyers invisibles perçoivent moins de 1 500 euros brut par mois, 72 % des invisibles et 48 % des foyers invisibles perçoivent moins de 2 000 euros brut par mois. Par ailleurs, 44 % des foyers invisibles déclarent ne pas parvenir à combler leurs besoins primaires. Ainsi, 43 % des invisibles n’ont pas pu faire des économies ni prendre des vacances dans les 24 derniers mois et 30 % des invisibles déclarent n’être jamais en mesure de s’offrir un petit plaisir. Et malgré leur appartenance aux classes défavorisées, 37 % des foyers invisibles déclarent ne pas percevoir d’aides de l’État. Les raisons sont multiples : méconnaissance administrative, barrière de la langue, manque d’accompagnement, défaut d’orientation, honte… Ce non-recours amène à s’interroger sur les moyens de mieux accompagner ces ayants droit et plus largement, de mieux garantir aux invisibles la liberté de choisir leur destin. Il faut donner à tous nos concitoyens la capacité de décider de ce qu’ils veulent faire de leur vie et donc se doter de capacités d’accompagnement partout sur le territoire, en particulier dans les territoires isolés.

La Fondation estime que les conditions de vie et de travail des invisibles se sont dégradées ces 50 dernières années. Les conditions de vie et de travail des chauffeurs routiers, des ouvriers, des aides-soignantes ou des femmes de ménage étaient-elles réellement meilleures dans les années 70 – où l’on travaillait plus avec un moindre confort de vie ?

Pas forcément, en effet, mais les invisibles d’hier s’inscrivaient dans une dynamique sociale d’ensemble bien plus positive. Durant les Trente Glorieuses, ils ont bénéficié comme les autres de nouveaux droits collectifs et individuels fournis par l’État-providence et de l’accès à la consommation de masse, synonyme de plus de confort et de loisirs. Ils s’inséraient dans des liens humains denses et évolutifs (famille, église, figure patronale, maisons de la jeunesse et de la culture, syndicats…) sur lesquels chacun pouvait s’appuyer mais aussi se tourner en cas d’imprévu. Avec l’avènement des plans sociaux dans l’industrie, l’affaiblissement des collectifs (syndicats, familles…) et la montée de l’individualisme, le sentiment d’isolement et de déclassement des invisibles s’est amplifié.

Que peuvent faire les employeurs, les branches professionnelles et l’État pour améliorer la condition des invisibles ?

Le problème tient d’abord à ce que les employeurs publics ou privés connaissent certes le travail des invisibles mais rarement leur réalité quotidienne au travail et hors travail. Il est de la responsabilité collective des entreprises et des branches professionnelles de mieux appréhender cette réalité : c’est nécessaire pour que s’opère une meilleure réflexion collective entre pouvoirs publics, entreprises et partenaires sociaux, tant les sujets sociétaux et les conditions de vie personnelle pèsent aujourd’hui sur le monde du travail. Cette lucidité partagée sur une réalité ignorée constitue un levier de transformation des mentalités et donc des actes que, collectivement, nous devons réaliser. Pour sa part, l’État doit œuvrer à recréer du lien entre les citoyens, en garantissant un accompagnement dans tous les moments de vie et en simplifiant l’accès à des services de proximité sur l’ensemble du territoire. Il s’agit là d’une condition essentielle pour contrer le sentiment d’abandon éprouvé par les invisibles.

À l’issue de cette étude, un « comptoir des Invisibles » a été créé au sein de la Fondation Travailler autrement. Quel est son rôle ?

Le rôle du « comptoir des Invisibles », qui sera présidé par Denis Maillard, auteur de Indispensables mais invisibles ? et grand spécialiste de ces questions, est précisément d’être un vecteur pour que notre société appréhende ces sujets. Penser, travailler et faire autrement est l’ADN de ce think tank et c’est la raison pour laquelle nous allons, dès l’année 2022 et pour celles qui viennent, associer les branches professionnelles et les entreprises concernées (services à la personne, propreté, transports et logistique, bâtiment et travaux publics…) à notre réflexion. Nous savons aussi que de nombreuses initiatives positives existent et nous souhaiterions qu’elles soient mieux valorisées et partagées. Il y a des solutions en proximité dans les entreprises et les territoires : elles doivent être source d’inspiration et d’action pour apporter une vie « moins contraignante » à ceux que nous appelons les invisibles.

L’interviewé

Spécialiste des enjeux de transformation, des nouvelles formes d’emploi et expert en accompagnement managérial du changement, Patrick Levy-Waitz préside, depuis 2013, la Fondation Travailler autrement, un think tank centré sur les nouvelles formes d’emploi qui rassemble des acteurs syndicaux, politiques, associatifs et des entreprises. Il est par ailleurs président de l’association France Tiers-Lieux, dont le rôle est d’accompagner au développement et à l’émergence des tiers-lieux, et membre du Conseil économique, social et environnemental au titre de la cohésion sociale et territoriale et de la vie associative.

Auteur

  • Frédéric Brillet