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Le grand entretien

« Nous continuons d’entretenir la confusion entre productivité et occupation frénétique »

Le grand entretien | publié le : 02.05.2022 | Irène Lopez

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« Nous continuons d’entretenir la confusion entre productivité et occupation frénétique »

Crédit photo Irène Lopez

Alors que la part industrielle de la productivité humaine (la valeur produite dans les usines) s’est amenuisée, le concept de productivité est devenu de plus en plus envahissant. En outre, aujourd’hui, sa mesure est abstraite et source d’inégalités. Explications par Laëtitia Vitaud, auteure et conférencière sur le futur du travail.

La productivité au travail est-elle équitablement partagée ? Quels sont les profils productifs ?

La mesure de la productivité dans le travail de bureau est fumeuse. La définition des postes et des tâches qui le composent est souvent arbitraire. Un « profil productif » ne sera pas lié au poste ou aux tâches dévolues mais, en réalité, à la position des salariés dans la hiérarchie. Plus vous avez de pouvoir, plus on vous prête de la productivité !

Prenez l’exemple du couple « patron-homme et son assistante-femme »… Il est censé être beaucoup plus « productif » parce qu’il a les idées, le génie des affaires et la vision stratégique. Elle n’est qu’une exécutante qui gère le calendrier de son patron, les aspects logistiques, pratiques et administratifs, mais aussi sa communication et une partie de son courrier. Or les tâches administratives et de communication sont considérées comme subalternes et moins productives. Pourquoi les tâches réputées féminines, comme communiquer avec les clients, les fournisseurs et les salariés, seraient-elles moins nobles ? Si ces tâches rendent le travail « productif » possible, alors elles sont « essentielles » et devraient se voir attribuer au moins une part du mérite productif. Même en admettant qu’elles aient moins de « valeur », on peut donc facilement souligner le caractère artificiel de la division des tâches dans le couple patron/assistante. En effet, lorsque l’assistante a des idées géniales, c’est probablement le patron (ou la patronne) qui les reprendra à son compte. Et combien d’assistantes n’ont jamais été remerciées pour leurs idées géniales et leurs stratégies bien pensées ? Combien de patrons étaient en réalité des imbéciles portés entièrement par leur assistante ? Impossible de le dire. C’est comme l’histoire des grands hommes qui a ignoré ou effacé le rôle des femmes…

Si le couple du patron et de son assistante est un imaginaire sexiste qui fleure bon le 20e siècle, il existe des exemples plus contemporains. Les idées, le génie créatif et les visions stratégiques continuent d’être plus largement attribués aux hommes qu’aux femmes dans les entreprises, puisqu’on attribue notamment davantage de productivité à ceux qui ont plus d’autorité. Or l’autorité est inégalement partagée. Je fais référence aux travaux de Mary Ann Sieghart, publiés dans The Authority Gap, en 2021. « Nous avons tendance à supposer qu’un homme sait de quoi il parle jusqu’à preuve du contraire. Alors que pour les femmes, c’est trop souvent l’inverse et, par conséquent, les femmes ont tendance à être davantage sous-estimées. Elles ont tendance à être plus interrompues, plus critiquées. Elles doivent davantage prouver leurs compétences et nous nous sentons souvent mal à l’aise lorsqu’elles sont en position d’autorité. »

Pourquoi confond-on surtravail et productivité ? Pourquoi cet amalgame nuit aux femmes ?

Pour apparaître comme des « gagnants », certains peuvent vouloir signaler qu’ils sont plus occupés que les autres. C’est certainement pour cela que tant de gens disent tout le temps qu’ils sont « sous l’eau » ! Si le fait d’être occupé tout le temps est le signal le plus important, alors on alimente une illusion de productivité. En réalité, ce sont les plus oisifs d’entre nous qui sont les plus productifs ! Ce sont ceux qui se demandent comment en faire moins, si la tâche est vraiment nécessaire et comment on pourrait la faire plus efficacement.

Nous continuons d’entretenir la confusion entre productivité et occupation frénétique. Prenons l’exemple que nous avons tous vécu de la boîte mail. Son remplissage et le « dépilage » font partie des signes extérieurs de « réussite » les plus évidents : si vous avez beaucoup de mails, c’est que vous devez être très sollicité et donc très important. Et s’occuper de ses mails, que cela soit effectivement « productif » ou non, peut occuper beaucoup de vos heures.

Mon intuition est que la culture du surtravail et la confusion productivité/« être débordé » sont particulièrement préjudiciables aux femmes (même si elles le sont pour tout le monde) pour plusieurs raisons. Le travail gratuit n’étant pas aussi valorisé que le travail rémunéré, être occupée à préparer le repas ou étendre le linge ne donne pas le même statut. Toutes les études montrent que les femmes sont effectivement plus débordées en moyenne (la fameuse double journée) que les hommes. Mais puisque tout le monde se prétend débordé, nous ne voyons pas la différence. Et les femmes ne peuvent même pas le revendiquer comme un fardeau propre et genré. « Enfin, moi aussi, je suis débordé. Tout le monde est débordé ! » entend-on…

Le télétravail nous rend-il davantage productif ?

Avec le télétravail, la sphère professionnelle a envahi l’espace personnel. Le travail est partout et tout le temps. Nous passons beaucoup plus d’heures connectés à Internet. Ces heures mêlent travail et loisirs. Nous sommes rappelés au travail pendant nos loisirs et tentés par les loisirs pendant le travail. En moyenne, nous passons un peu plus de temps au travail quand nous n’allons pas au bureau. En fait, les temps de trajet sont absorbés par le travail. Mais sommes-nous plus productifs ? Je n’ai pas de réponse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la question de la productivité à distance ne fait pas l’unanimité. Elle suscite des discussions enflammées. Une majorité de managers voient dans le télétravail une dégradation de la collaboration informelle et du lien social d’entreprise, tandis qu’une majorité de salariés apprécient le gain de souplesse que permet le travail à distance plusieurs jours par semaine. Pour certains, le télétravail domestique permet une meilleure concentration car elle les préserve des interruptions intempestives de la vie de bureau. Pour d’autres, la déliquescence de l’unité de lieu provoque une moindre circulation de l’information et beaucoup de perte de temps. Pour compenser, on passe plus de temps en réunion « zoom » ou autres, ou à écrire et lire des messages électroniques.

In fine, l’hybridation (bureau, maison, tiers lieux) présente des opportunités libératrices et des dangers liés au mélange des genres. Et puis, selon les postes et les entreprises, on n’a pas tous accès aux mêmes opportunités.

Quelle productivité pour demain ?

Les chercheurs Bruno Palier et Clément Carbonnier, dans leur livre Les Femmes, les jeunes et les enfants d’abord (PUF, 2022), appellent de leurs vœux un « investissement social » massif qui permettrait de débloquer les réservoirs de productivité de notre pays : « C’est vers des services d’investissement social qu’il faut orienter la protection sociale, et ainsi, proposer la mise en œuvre d’un accès universel garanti aux crèches, aux services de prise en charge de la perte d’autonomie, à l’éducation de la réussite pour toutes et tous et à la formation tout au long de la vie », écrivent-ils. Ils ajoutent : « D’un point de vue social et collectif, il semble particulièrement inadapté de disqualifier comme “non productifs” les emplois de services aux personnes et les emplois de soins de santé et d’éducation. De nombreux travaux ont en effet montré que ces emplois d’investissement social, pour autant qu’ils soient eux-mêmes des emplois de qualité, contribuent à la productivité globale de l’économie. »

Concrètement, intégrer les femmes dans l’équation économique (et augmenter ainsi la productivité de tout le pays) pourrait passer par une série de mesures et de programmes nouveaux comme l’accès garanti, universel et gratuit à la garde des enfants dès la fin du congé parental (dans des crèches ou chez des assistantes maternelles), le congé second parent rémunéré, obligatoire et à égalité avec celui de la mère, mais aussi des infrastructures et des programmes anciens qu’il s’agirait de renforcer : l’accès aux soins de qualité via notre sécurité sociale, des infrastructures de transports publics denses, sûrs et rapides, ainsi que tout ce qui faciliterait la vie des aidants, des soignants et des parents, dont les femmes forment le gros des troupes. Ces idées sont souvent présentées comme « utopiques » et l’on en dénonce le coût « irréaliste ». Pourtant, si on savait mesurer la productivité de manière plus juste et réaliste, on y verrait du simple bon sens économique et écologique.

Bio

Diplômée d’HEC, Laëtitia Vitaud a logiquement emprunté le chemin de l’entreprise. Déçue – elle rêvait d’un travail émancipé où chacun est libre de donner le meilleur de lui-même –, elle devient enseignante puis intègre le département RH des bureaux européens d’une entreprise américaine à Londres. Aujourd’hui, elle est auteure et conférencière sur le futur du travail. Féministe, elle aime penser une nouvelle manière de travailler. Son dernier ouvrage En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022) vient de paraître.

Auteur

  • Irène Lopez