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Le grand entretien

« Sans entretien d’évaluation, chacun est tenté de garder ses frustrations »

Le grand entretien | publié le : 28.03.2022 | Frédéric Brillet

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« Sans entretien d’évaluation, chacun est tenté de garder ses frustrations »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans le Guide du management en mode start-up, publié aux Éditions Baudelaire (2022), Xavier Pinon revient sur son parcours de créateur de start-up devenue une ETI et pointe les bonnes pratiques managériales qu’il a mises en œuvre en acquérant de l’expérience.

Vous reconnaissez dans votre ouvrage avoir été exposé trop jeune à une expérience de management à grande échelle…

C’est lié au fait que Selectra, spécialisée dans la comparaison d’offres d’électricité, de gaz et d’accès à Internet, fondée en 2007, est devenue en quinze ans une ETI qui compte 1 700 collaborateurs et a réalisé un chiffre d’affaires de 75 millions d’euros en 2021 dans une quinzaine de pays. Je n’étais pas préparé à une telle croissance et j’ai souvent eu la boule au ventre les premières années… Tout s’est arrangé avec le temps, car j’ai été entouré d’équipes managériales de plus en plus étoffées. J’ai aussi appris à composer avec la frustration de ne pas connaître tout le monde au sein de l’entreprise et à ne pas tout contrôler. Et lorsqu’une angoisse se fait sentir, j’arrive bien davantage à prendre du recul !

Quelles erreurs commet-on quand on est un jeune dirigeant ?

Au début, il nous est arrivé de devoir recruter en urgence des conseillers et j’ai mis la main à la pâte pour les former. Mais je m’étais laissé envahir par le stress de l’urgence et je me suis montré trop impatient dans la formation, au point d’en devenir franchement désagréable. Un des conseillers dont je m’occupais a donc démissionné sans préavis, m’envoyant un SMS formulé ainsi : « Vous êtes peut-être intelligent, mais vous êtes un gros con ». Mon stress m’a fait perdre un collaborateur dont j’avais bien besoin et cela m’a fait prendre conscience de ma conduite ! Voilà où le stress mène. Avec le temps, on commet cependant moins d’erreurs dans les recrutements. Il faut d’abord savoir quel manager on est pour savoir dans quelle culture d’entreprise va baigner le collaborateur qu’on tente de recruter, et donc sentir s’il y a compatibilité.

Où avez-vous trouvé votre inspiration pour améliorer le management de Selectra ?

L’inspiration est essentiellement venue de l’observation directe de l’entreprise et de lectures personnelles. Les quatre accords toltèques, un livre de développement personnel très simple, donne des principes de base très puissants, quelle que soit la sphère considérée : que ta parole soit impeccable, ne prends rien personnellement, ne fais pas de suppositions, fais toujours de ton mieux. Bien appliqués, ces quatre principes peuvent effectivement changer nos vies. Ont également compté pour moi d’autres sources d’inspiration qui invitent à toujours se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, sans jugement. Au fond, chacun fait ce qu’il peut dans la vie, le monde n’est pas divisé entre les gentils et les méchants, mais peuplé d’êtres humains avec leurs parcours et leurs souffrances personnelles qui déterminent leurs actes. C’est ce que je retire notamment de lectures sur le bouddhisme. L’année dernière, un collaborateur a démissionné et laissé un avis sur Internet indiquant que j’étais « un être humain dégoûtant »… Bien entendu, ce message m’a conduit à faire un retour sur mes relations avec lui, mais une fois cet examen de conscience effectué, grâce aux principes toltèques, je suis parvenu à ne pas prendre cet avis personnellement. C’est la raison pour laquelle je vous en parle si facilement, alors qu’on a plutôt tendance à dissimuler ce genre de choses !

Qu’est-ce qui définit la culture managériale de Selectra ?

Comme souvent dans les start-up, l’âge et l’expérience ne comptent pas autant que les capacités d’apprentissage. Selectra a profondément ancré dans son ADN le rejet des travers trop souvent rencontrés dans les grandes entreprises (réunions inutiles, bureaucratie, lenteur, placardisation) et ne laisse jamais des situations de travail malsaines s’installer. En résumé, nous essayons de créer les conditions nécessaires à un environnement de travail serein où chacun se montre bienveillant et aidant envers son prochain, ce que nous croyons être décisifs pour attirer les meilleurs talents et atteindre nos objectifs.

En ce qui concerne la gestion des ressources humaines, vous préconisez la mise en place d’entretiens d’évaluation intermédiaires et simplifiés…

Les entretiens RH sont un moment privilégié où manager et collaborateur s’accordent mutuellement du temps pour faire un retour sur la façon dont chacun occupe son poste. Sans entretien, chacun est tenté de garder ses frustrations, et donc de faire dans son coin des suppositions sur ce que pense l’autre. Je ne compte plus les cas où des difficultés se débloquent en entretien RH, tout simplement parce que l’une des parties a pris la peine de mettre le sujet sur la table. Pour autant, lorsqu’il n’y a aucune frustration ni d’un côté ni de l’autre, il n’y a pas lieu d’y passer beaucoup de temps, et c’est pourquoi il est inutile de bureaucratiser l’exercice.

Quels sont les principes qui inspirent la politique salariale de Selectra ?

Selectra recrute beaucoup de jeunes diplômés, souvent enthousiastes dans leur découverte du monde de l’entreprise. L’avantage est que les salaires de début de carrière laissent la place à de fortes augmentations annuelles, de l’ordre de 8 % à 10 % pour les meilleurs éléments. Or la progression de la rémunération est un élément de motivation au moins aussi fort que son niveau en valeur absolue. Mais nous n’avons pas de grille de salaires. Pourquoi ? Prenez l’exemple d’un ancien stagiaire dont vous savez qu’il est exceptionnellement bon, car vous avez eu la chance de travailler avec lui. Une grande entreprise lui proposera le salaire standard correspondant à la case de sa grille, même si le candidat est particulièrement brillant. Selectra fait tout pour fuir ce type d’incohérence bureaucratique. Dans les entreprises à grille salariale rigide, les collaborateurs les plus brillants et travailleurs éprouvent un sentiment d’injustice. Je ne voudrais pas avoir à leur expliquer « c’est vrai, tes résultats sont meilleurs, mais qu’est-ce que tu veux, c’est la bureaucratie de la maison qui veut que tu sois payé comme ton collègue ».

Quels conseils donnez-vous à vos managers intermédiaires quand ils doivent prendre des décisions difficiles comme le licenciement ?

Personne n’aime avoir à faire ce type d’annonce et c’est toujours un moment extrêmement angoissant. Il faut donc commencer par prendre conscience qu’il est normal de se sentir mal à l’approche du jour fatidique. Pourtant, le manager ne doit prendre cette décision que si elle fait profondément sens pour lui et c’est ce qui va lui permettre d’affronter ce moment difficile. En effet, son objectif est de mettre un terme à une situation de travail malsaine qui cause des souffrances en série, pour le collaborateur lui-même en premier lieu, mais également pour son manager et les équipes. C’est la conviction d’agir au mieux pour toutes les parties qui donne au manager le courage d’affronter cette situation. La présence d’un membre du service RH se révèle souvent utile pour échanger dans ces moments.

Selectra se targue de lutter férocement contre la réunionite. Quelles sont vos méthodes pour y parvenir ?

Une charte de la communication interne valide que la réunion est l’exception, non la norme. Une réunion n’est organisée que dans trois types de cas : lorsqu’un arbitrage complexe nécessitant la communication simultanée de plusieurs décideurs est nécessaire, lorsque la motivation d’une équipe est en jeu, lorsque des interlocuteurs externes sont concernés (partenaires, clients…). Lors des évaluations RH, l’un des attendus des managers est sa contribution à la lutte contre la réunionite. Dans beaucoup d’entreprises, il y a une forte pression sur les salariés pour qu’ils acceptent des réunions plus ou moins utiles. Chez Selectra, il y a une forte pression dissuasive sur les organisateurs de réunions intempestives !

Votre mode de management favorise aussi le distanciel. L’équipe de direction est éclatée entre plusieurs pays. Qu’avez-vous appris et expérimenté en ce domaine ?

L’équipe de direction est effectivement éclatée, principalement entre Paris, Lyon, Madrid et Rome. Lorsque la relation de travail est très saine, le distanciel ne pose guère de problème et il faut simplement l’entretenir de temps à autre par des moments de convivialité informels. Au contraire, lorsque le terrain est glissant – par exemple, lorsqu’un manager prend la tête d’une équipe qui est sur un autre site que lui, le distanciel est plus difficile à gérer et il faut se débrouiller pour passer du temps ensemble afin que la confiance s’instaure.

Parcours

En 2007, Xavier Pinon, alors encore étudiant à Sciences Po, fonde, avec Aurian de Maupeou, le comparateur de prix Selectra pour les contrats de la maison. Âgés de 20 et 19 ans, les cofondateurs ne peuvent alors consacrer que quelques heures par semaine au développement de leur activité. Également diplômé de Columbia University, Xavier Pinon travaille à la sortie de ses études quelques mois dans le conseil en stratégie avant de prendre la codirection de Selectra.

Auteur

  • Frédéric Brillet