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Le grand entretien

« Être solitaire face à ses démons réduit les chances d’y échapper »

Le grand entretien | publié le : 21.03.2022 | Irène Lopez

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« Être solitaire face à ses démons réduit les chances d’y échapper »

Crédit photo Irène Lopez

Au-delà des phénomènes de dépendance déjà bien connus (tabac, alcool, drogues…), de nouvelles formes d’addiction émergent et perturbent les salariés en distanciel. Bruno Mettling, ancien DRH du groupe Orange et président fondateur de Topics, et Pierre Polomeni, psychiatre et médecin du travail, alertent les DRH, d’autant que 41 % des salariés font état de pratiques addictives plus fréquentes en « remote », soit dix points de plus que sur le lieu de travail habituel, selon une étude. Au point que le ministère du Travail propose un nouveau dispositif aux entreprises pour renforcer la prévention des conduites addictives en milieu de travail.

Vous dites que de nombreux salariés ont des pratiques addictives. Quelles sont les addictions auxquelles vous faites référence ? Y en a-t-il de nouvelles ? Quels sont les salariés concernés ?

Pierre Polomoni : La pratique des jeux de hasard et des jeux d’argent, le syndrome de FOMO (de l’anglais : fear of missing out, « peur de rater quelque chose ») qui conduit à être en alerte permanente sur son téléphone, l’incapacité de déconnecter à domicile, etc., sont autant de nouvelles addictions problématiques en entreprise. Rien de nouveau si ce n’est l’isolement dû au télétravail. Selon une étude Odoxa réalisée en octobre 2020, 41 % des salariés font état de pratiques addictives plus fréquentes en télétravail, soit dix points de plus que sur le lieu de travail habituel.

Bruno Mettling : Le ministère du Travail a mené une étude. Il existe une grande diversité de situations selon les métiers, les catégories professionnelles, l’âge et le sexe. Tous les métiers sont concernés par la consommation de substances psychoactives. Les jeunes adultes (18-35 ans) constituent la tranche d’âge la plus concernée par les consommations d’alcool, de tabac et de cannabis, alors que les plus de 50 ans sont plutôt consommateurs de médicaments psychotropes. Enfin, outre des conséquences néfastes sur le plan sanitaire, ces consommations constituent un risque aggravé de perte d’emploi.

P. P. : Attention ! Nous ne parlons pas d’une surconsommation pendant un temps donné comme les bouffées de consommation lors d’achats compulsifs. Et nous n’avons rien non plus contre le tabac ou le jeu. Nous ne sommes pas des fous furieux de l’abstinence !

B. M. : Nous faisons référence à une dépendance jour après jour, particulièrement préoccupante. Les substances sont d’autant plus nocives qu’elles sont omniprésentes lorsque le salarié est en télétravail (le réfrigérateur est à portée de main et l’écran est tout le temps allumé) et qu’il n’y a pas de regard d’un tiers. Les addictions deviennent problématiques dès lors qu’elles créent des difficultés physiques ou psychiques qui affectent la qualité du travail rendu et la qualité des relations.

En quoi le télétravail aggrave-t-il la situation ?

P. P. : Au bureau, le manager voit son collaborateur et discute avec lui. Le salarié sait bien souvent quand il a trop bu, par exemple. Ce regard extérieur du manager peut également être porté par un autre salarié qui s’aperçoit que son collègue a changé, qu’il somnole pendant les réunions, qu’il est agressif… Lorsqu’il n’y a pas la présence de quelqu’un qui nous regarde, autrement dit, qu’il n’y a pas de régulation externe, la situation du collaborateur en télétravail empire. Les addictions y sont moins visibles qu’à la machine à café !

Ce qui signifierait que travailler dans les bureaux de l’entreprise protégerait les salariés.

B. M. : Oui, c’est vrai. Le triptyque gagnant repose sur le réseau managérial, la DRH et les experts de la santé-sécurité au travail. Le manager identifie. Il constitue le niveau de proximité. Encore faut-il qu’il soit formé à détecter les risques. La fonction RH a un rôle de régulation. Il lui incombe de veiller et d’apprécier la situation et d’alerter officiellement la médecine du travail au besoin. Le médecin du travail va donner du sens à ce que le manager a observé. Le but est ensuite de faire réaliser un RPIB (Repérage précoce et intervention brève) par la médecine du travail. Or seuls 20 % à 40 % des médecins du travail sont formés au RPIB. Lorsque ce professionnel l’est et qu’il a identifié des situations dangereuses, il fait des propositions (arrêt maladie, adaptation du poste de travail…) pour trouver la solution la plus humaine et la plus efficace.

En quoi consiste le nouveau dispositif proposé aux entreprises par le ministère du Travail pour renforcer la prévention des conduites addictives en milieu de travail ?

P. P. : C’est l’ESPER (Entreprises et les services publics s’engagent résolument). Il est porté par la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) et une vingtaine de partenaires. Le dispositif répond à la nécessité de briser les tabous et de mobiliser tous les acteurs du milieu professionnel pour la prévention des conduites addictives. ESPER comprend une charte d’engagements qui implique des responsabilités à assumer pour toutes les organisations employeuses qui y adhèrent. Elle est structurée autour de quatre axes : définir un projet global de prévention des conduites addictives dans le cadre de la promotion de la santé au travail ; instaurer le dialogue et créer un climat de confiance ; mettre en œuvre une démarche de prévention non stigmatisante et respectant la dignité des personnes ; accompagner les travailleurs vulnérables et prévenir la désinsertion professionnelle. Le dispositif prévoit aussi la mise à disposition d’outils pour mettre en place une démarche cohérente de prévention collective et individuelle. On y trouve par exemple « les sept étapes clés pour réussir votre politique de prévention des conduites addictives », du portail Addict’Aide Pro, de même que les « cinq ressources pour développer la qualité de vie au travail dans votre établissement », du réseau Anact-Aract. Près de 15 entreprises et administrations ont déjà adhéré à la charte ESPER, parmi lesquelles la direction des services administratifs et financiers du Premier ministre (DSAF), le groupe EDF et la mairie de Toulouse.

Le gouvernement demande aux entreprises de s’engager. Mais l’entreprise est-elle légitime dans ce domaine ?

B. M. : Oui, l’entreprise est légitime et doit s’engager pour la prévention des conduites addictives en milieu de travail. La Covid-19 nous a appris qu’il y a une interaction entre les sphères personnelle et professionnelle. Le fait de travailler à la maison renvoie chacun des salariés vers ses propres orientations personnelles et ses propres fragilités. Être solitaire face à ses démons réduit les chances d’y échapper. De la même façon qu’une entreprise peut financer des postes de travail à domicile, elle peut aussi s’intéresser au bien-être psychologique des salariés en télétravail.

Parcours

Bruno Mettling, ancien DRH du groupe Orange, est président fondateur de Topics, un cabinet de conseil RH qui intervient notamment sur les problématiques de santé au travail. Il est également président de l’Arpe (Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi).

Pierre Polomeni est psychiatre, médecin du travail et expert en addictologie. Il participe à différents groupes de travail du Haut Conseil de la santé publique et fait partie de la commission spécialisée « prévention et déterminants de la santé ».

Auteur

  • Irène Lopez