L’optimisation fiscale érodant les bases sur lesquelles se calcule la participation à laquelle ont droit les salariés, leurs représentants se portent de plus en plus en justice pour demander le règlement des sommes non perçues. Dernier exemple en date, celui de General Electric.
Le 30 décembre dernier, le comité social et économique du fabricant de turbines à gaz General Electric (General Electric Energy Products France ou GE EPF), établi à Belfort, assignait l’industriel américain devant le tribunal judiciaire pour réclamer un rattrapage de la participation sur cinq années, avec l’appui du syndicat SUD et de la CFE-CGC. Motif ? Comme nombre de grandes entreprises, le groupe américain pratique l’optimisation fiscale : il réduit artificiellement les profits réalisés en France et les transfère vers ses filiales en Suisse et au Delaware (États-Unis), où la fiscalité est autrement plus clémente. Le Trésor public français n’est pas le seul à y perdre : conséquence de cette pratique, les salariés voient leur participation fondée sur les bénéfices réduite elle aussi…
« Jusqu’en 2015, la participation, calculée pour moitié proportionnellement au salaire, représentait un à deux mois de salaire en fonction des années. Mais depuis que GE a racheté Alstom, on ne perçoit plus rien, alors même que les turbines constituent l’un des segments les plus profitables du marché de l’énergie », pointe Philippe Petitcolin, secrétaire du comité social et économique de GE. Mandaté par le CSE de GE, le cabinet Sacef estime que l’optimisation fiscale a permis à l’industriel américain de délocaliser un milliard d’euros de bénéfices réalisés en France. Et GE aurait de ce fait violé les règles de l’OCDE, qui stipulent que « les bénéfices doivent être imposés là où s’exercent réellement les activités économiques ». En fait, l’usine de Belfort, qui fabrique des aubes de turbines de dernière génération, les vend avec une faible marge à sa filiale suisse GE Energy Switzerland, qui est chargée de leur commercialisation à prix fort auprès des exploitants de centrales thermiques, alors même que cette filiale suisse ne dispose pas des ressources pour mener à bien cette mission, affirme Sacef. « L’OCDE a défini des règles qui encadrent les prix de transfert applicables en France à partir de 2019, ce qui nous donne l’espoir de récupérer la participation à laquelle nous avons droit », poursuit Philippe Petitcolin.
General Electric n’est que le dernier épisode d’un feuilleton opposant salariés et employeurs et qui a démarré il y a douze ans avec Xerox. Au tournant de la décennie 90, des syndicats de cette entreprise (CGC, CFTC et CFDT) assignent le fabricant de photocopieurs devant les tribunaux pour faire reconnaître un préjudice de même nature. C’est une première, mais après avoir eu gain de cause en première instance puis en appel, les syndicats perdent en cassation en 2018 : la Cour considère alors qu’on ne peut mettre en cause la sincérité des comptes et donc le calcul de la participation quand un commissaire aux comptes les a validés. À la suite de ce jugement, la CGC de Xerox a relancé la procédure en saisissant la Cour européenne des droits de l’homme, tandis que 1 500 salariés se portaient devant les prud’hommes pour récupérer leur participation – mais aucune décision n’a encore été rendue. Les syndicats de l’éditeur professionnel Wolters Kluwer, qui avaient aussi porté plainte sur ce motif, ont également perdu en cassation la même année et pour la même raison… Entretemps, les syndicats d’une autre multinationale, Procter &Gamble France, ont eux aussi attaqué les pratiques fiscales du fabricant de lessive et autres produits qui les priverait de plusieurs dizaines de millions d’euros de participation aux résultats.
Arc-boutées sur l’arrêt Xerox, les entreprises concernées par ces recours en justice ont beau multiplier les communiqués assurant que leurs pratiques sont légales, le vent commence à tourner. « On peut s’attendre à une multiplication des contentieux sur ce sujet. La mise en place depuis 2015 des normes de l’OCDE qui encadrent les transferts de bénéfices et de chiffre d’affaires entre filiales d’un même groupe et la révélation des scandales d’évasion fiscale par les médias vont tôt ou tard amener la justice à sanctionner ces pratiques », explique Maximilien Malbête, expert des prix de transfert au sein du cabinet Sacef. À cela s’ajoute le risque réputationnel causé par ces affaires, à une époque où les exigences RSE peuvent amener des multinationales à prendre en considération des questions éthiques et pas seulement juridiques.