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Le grand entretien

« Parler uniquement de qualité de vie au travail est un double leurre »

Le grand entretien | publié le : 28.02.2022 | Dominique Perez

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« Parler uniquement de qualité de vie au travail est un double leurre »

Crédit photo Dominique Perez

Dans l’ouvrage Les Servitudes du bien-être au travail, Sophie Le Garrec, sociologue du travail à l’université de Fribourg (Suisse), a réuni les analyses de spécialistes issus de différentes disciplines des sciences humaines et sociales autour du travail et de la santé au travail. Ces analyses vont à l’encontre de la pensée dominante qui veut que la santé au travail soit une question de responsabilité individuelle.

Dans l’ouvrage collectif que vous avez dirigé, Les Servitudes du bien-être au travail, vous parlez d’une injonction au bien-être, voire au bonheur au travail, qui masquerait les problématiques de santé et aurait même des effets néfastes. Pouvez-vous développer ?

La priorité serait de se pencher sur la qualité du travail lui-même, ce qui n’est pas du tout la même chose que la qualité de vie au travail. En caricaturant, on pourra installer tous les baby-foots du monde, organiser toutes les séances de yoga ou proposer tous les distributeurs de M&M’s que l’on voudra, cela ne changera rien au fond du problème. Cela restera du domaine de la gadgétisation, du confort. Quand on parle uniquement de qualité de vie au travail, on masque deux éléments déterminants et fondamentaux : la qualité du travail lui-même et la santé au travail. Il s’agit donc d’un double leurre. L’apport du confort, notamment, ne changera rien au burn-out, au mal-être né du travail et de son organisation. Et c’est pervertir la notion même de santé que de l’associer à la qualité de vie au travail. Il s’agit d’une sorte d’amalgame qui s’est accéléré au cours de ces dernières années et qui pose problème.

Pour vous, à travers des réponses psychologisantes au mal-être des salariés, c’est la notion même de travail que l’on efface, au détriment des formations métiers ?

Il y a encore une dizaine d’années, les entreprises proposaient beaucoup de formations techniques ou professionnalisantes. À côté, il y avait une offre de stages en sécurité, santé ou, par exemple, de préparation de la retraite. Ensuite, il y a eu un entre-deux, avec l’arrivée de formations en développement personnel, que l’on dissociait cependant encore de la thématique de la santé au travail. Aujourd’hui, ces formations ont pris le pas, et les stages techniques et/ou professionnalisants, qui permettaient de valoriser les savoir-faire, ont quasiment disparu, au profit du développement d’une offre axée sur les savoir-être. J’ai travaillé notamment auprès de deux entreprises de soins à domicile, l’une publique, l’autre privée, connaissant un taux élevé de burn-out, d’absentéisme et de turn-over qui empêchait leur bon fonctionnement. Des enquêtes internes ont été menées auprès des salariés, dont les réponses étaient catastrophiques, en termes d’organisation du travail, d’épuisement professionnel, de perte de sens du travail. Dans les deux cas, les entreprises ont fait appel à la même personne, qui se présente comme experte en prévention des risques et qui vend en fait du développement personnel. Quand on veut faire de la prévention aujourd’hui, c’est la réponse que l’on apporte, sans quasiment se pencher sur l’organisation, le sens du travail… et la reconnaissance des savoirs professionnels. On donne des outils aux salariés en les rendant responsables de la situation et en leur disant qu’ils doivent s’adapter.

La prédominance des soft skills dans les discours des DRH et comme critères de recrutement et d’évolution professionnelle vous semble représenter un vrai danger…

Ne pas reconnaître la valeur de la qualité professionnelle des individus ou la considérer de manière secondaire, préférer parler d’adaptabilité, de flexibilité, psychologiser le travail revient à supposer que les salariés auraient des compétences naturelles, sans lesquelles ils ne pourraient pas évoluer et seraient même quasiment inemployables. Cela crée un vrai problème de déqualification et déprofessionnalisation des collaborateurs, y compris dans l’imaginaire social… De plus, les discours affirmant que « c’est grâce à l’entreprise que l’on va faire éclore les talents » induisent un rapport de redevabilité des salariés, or ce n’est pas sain – et c’est faux, en plus… Ne pas reconnaître les compétences professionnelles acquises est à mon avis une bombe à retardement du point de vue de la santé au travail. On est aux antipodes de ce qui fait la valorisation de l’individu dans l’entreprise, sa recherche de sens, ses acquis, ses évolutions. Et la reconnaissance au niveau symbolique est fondamentale. Ces compétences viennent de l’expérience et de la formation professionnelle, c’est une erreur terrible de ne pas les reconnaître, puisque c’est un critère central, et pourtant, on fait comme s’il était secondaire. C’est cependant probablement plus présent dans certains secteurs – tertiaire, services, commerce… et moins sans doute dans l’industrie. Dans de grandes structures spécialisées dans les métiers du soin, par exemple, ce discours est très présent. On demande souvent aux infirmières une adaptabilité et des compétences naturelles, comme si ressentir la douleur du patient était une qualité naturelle… Or il s’agit d’une compétence non mesurable, mais qui s’apprend, par l’expérience et la formation.

On peut se demander alors légitimement pourquoi, dans un contexte où la perte de sens ressentie par les salariés et le mal-être au travail semblent s’amplifier, les entreprises persistent dans les mêmes réponses…

C’est un grand mystère et c’est le nœud du problème ! C’est étonnant, car l’absence de prévention dans les entreprises est un manque à gagner terrible, lorsqu’on se situe dans une perspective purement économique et de recherche de rentabilité. Quand je discute avec des chefs d’entreprise, je suis toujours fascinée de constater que la santé au travail n’est pas considérée comme un élément de variable économique à part entière. Ceux que je rencontre ont l’impression de faire de la prévention, alors que ce n’est pas le cas, ce ne sont que des propositions de formation en gestion du stress, etc., qui ne résolvent rien, mais ils font cela en toute bonne foi. Il y a aussi un aspect fataliste. Quand on souligne que, dans leur entreprise, il y a beaucoup de burn-out et de turn-over, que c’est problématique pour la stabilité des services et qu’il serait bien de se questionner sur le sens du travail et son organisation, ils répondent souvent : « On ne peut rien faire », comme s’il y avait une invisibilité ou une désincarnation de la responsabilité sur l’organisationnel. C’est particulièrement frappant dans les services publics, mais aussi dans le privé…

Pour en revenir au bien-être au travail, une question un peu philosophique… L’entreprise peut-elle, finalement, être un lieu de bonheur ?

La question ne doit même pas se poser ! Si l’on reprend l’étymologie du terme travail – travailler provient du latin tripaliare, signifiant « torturer » –, c’est déjà incompatible a priori, ensuite la formuler ainsi, c’est entrer dans les dérives que l’on constate aujourd’hui, quand on « injoncte » le bonheur. Si aujourd’hui vous n’êtes pas heureux au travail, c’est que vous n’êtes pas un bon travailleur. Or cette question est singulière et individuelle, elle relève du privé. Cela ne veut pas dire qu’elle ne relève que de la sphère privée, mais d’un jugement privé. On peut ressentir du bonheur à faire ce que l’on fait, mais à d’autres moments, non. Or l’horizon vertueux du travail, c’est de donner du sens à ce que l’on fait, être heureux, c’est une autre question…

Parcours

Sociologue spécialisée en santé et politiques de santé publique depuis vingt-cinq ans, Sophie Le Garrec a commencé sa carrière professionnelle à l’université de Toulouse où elle a obtenu un doctorat. Dans les années 2000, elle est recrutée comme lectrice puis maîtresse d’enseignement et de recherche à l’université de Fribourg, en Suisse, où elle est toujours en poste aujourd’hui.

Elle a commencé son parcours d’enseignante-chercheure sur la thématique des consommations de drogues et de la prévention, notamment auprès des adolescents et adolescentes. Il y a plus de dix ans, en parallèle, elle a élargi ses intérêts de recherche aux problématiques de santé au travail. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages sur ces questions, dont Les Servitudes du bien-être au travail – Impacts sur la santé, aux éditions Erès, en 2021.

Auteur

  • Dominique Perez