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Le grand entretien

« Le droit du travail ne peut plus être le parent pauvre du droit des actionnaires »

Le grand entretien | publié le : 21.02.2022 | Frédéric Brillet

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« Le droit du travail ne peut plus être le parent pauvre du droit des actionnaires »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans l’ouvrage collectif De quoi avons-nous vraiment besoin ?, publié aux éditions des Liens qui libèrent et coordonné par Mireille Bruyère, une vingtaine d’enseignants-chercheurs membres des Économistes atterrés posent la question de nos besoins essentiels. Pour mieux les satisfaire, ils estiment indispensable d’opérer une bifurcation écologique et sociale.

Pourquoi les besoins essentiels sont-ils au cœur du questionnement de ce livre collectif que vous avez coordonné ?

Le point de départ est le constat partagé par le collectif que limiter l’analyse aux phénomènes purement économiques rate de plus en plus les enjeux de notre temps. Nous avons donc voulu partir des besoins en termes de modes de vie, de sens et de valeur pour ensuite les décliner en propositions de politiques économiques. La vingtaine d’économistes membres des Économistes atterrés qui ont contribué à ce livre1 posent cette question pour mieux répondre aux attentes sociales et individuelles, sachant qu’il n’y a pas d’expansion matérielle infinie possible sur la planète Terre. L’ambition de cet ouvrage est d’analyser les limites du néolibéralisme et de proposer des solutions pour subordonner l’économie aux exigences sociales et écologiques de notre temps. Le productivisme s’exerce en effet au détriment de toute autre considération et pousse toutes les économies développées vers une même direction : un développement des systèmes techniques, en particulier la numérisation des processus de production, une plus forte division du travail, la délocalisation de pans entiers des chaînes de production avec comme corollaire une standardisation des tâches.

Comment y remédier ?

En organisant une bifurcation productive qui soit simultanément sociale et écologique. Cela suppose pour l’ensemble de l’agriculture et de l’industrie un raccourcissement des chaînes de production actuellement étendues à l’ensemble de la planète. Et donc une relocalisation de la production dans un sens de la sobriété technologique, une simplification de l’organisation du travail en réduisant tant que faire se peut sa trop forte division. La reconfiguration des chaînes globales de valeur permettra de diminuer l’impact écologique de la production et de redonner du sens et du collectif au travail. La tâche est immense car elle demande des réformes très profondes et une bonne dose d’ingénierie de décroissance productive tendant vers des systèmes plus petits, sobres et plus conviviaux, à rebours des imaginaires qui sous-tendent en général les formations des écoles d’ingénieurs. Ces évolutions devront s’accompagner d’une réforme de la gouvernance. Toutes les parties prenantes (travailleurs, propriétaires de l’entreprise, consommateurs, citoyens, associations ayant un intérêt dans le champ de l’entreprise, riverains, collectivités locales…) doivent obtenir le droit de participer aux décisions. Une telle démarche contribuerait à limiter les hiérarchies de salaires et la division du travail, en particulier entre ceux qui conçoivent, ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Ce partage du pouvoir s’expérimente déjà, avec des limites, dans l’économie sociale.

La loi Pacte, qui institue les entreprises à mission, va-t-elle dans cette direction ?

La loi se révèle très insuffisante. À l’origine, il s’agissait de permettre aux entreprises d’inscrire dans leurs statuts des objectifs autres que financiers afin d’orienter les stratégies vers des finalités écologiques et/ou sociales. L’éviction d’Emmanuel Faber, ancien PDG de Danone, de son conseil d’administration montre clairement les limites du statut institué par cette loi sans redistribution réelle du pouvoir.

L’ouvrage consacre tout un chapitre à la question du travail et de l’emploi…

Les auteurs de ce chapitre dressent le constat d’échec de quatre décennies de néolibéralisme qui ont installé chômage de masse, réduction du temps de travail subie – par les contrats à temps partiel contraint, surtout pour les femmes –, et multiplié les bullshit jobs, pour reprendre une expression de David Graeber. Les politiques publiques ont prétendu favoriser l’emploi en réduisant l’indemnisation du chômage, en affaiblissant les syndicats et en facilitant les licenciements. Parallèlement, la pression sur les actifs s’est accrue avec, entre autres conséquences, l’augmentation des risques psychosociaux. Mais, comme l’a révélé la pandémie de Covid-19, nos besoins sociaux essentiels dans l’éducation, la santé, la prise en compte de la vieillesse, la petite enfance, la culture, la transition écologique demeurent insatisfaits. Besoins insatisfaits partout, emplois de qualité presque nulle part : ce paradoxe du néolibéralisme n’est pas une fatalité, mais résulte de choix politiques délibérés.

Votre livre s’inquiète aussi de l’impact négatif du numérique sur le travail…

Marc Andreessen, fondateur du navigateur Netscape, divisait le monde en deux : « ceux qui diront aux ordinateurs quoi faire et ceux à qui les ordinateurs diront quoi faire »… L’intelligence artificielle (IA) n’est pas neutre socialement. Elle ne peut être produite et maintenue qu’à la condition du développement d’un prolétariat du clic qui alimente jour et nuit en données formatées et enrichies les IA pour les rendre pertinentes. Ce capitalisme numérique favorise lui aussi la division du travail, l’affaiblissement des normes sociales, la gestion de la main-d’œuvre par le stress, l’individualisation de la relation employeur-employé, la fragmentation du salariat parallèlement à l’éclatement de la chaîne de valeur, qui met en concurrence les travailleurs du monde entier. En substituant au face-à-face travailleur-client une organisation où le client est constitué de données gérées par des algorithmes, les entreprises tentent de compenser la faible croissance de la productivité du travail. Pour la même raison, elles misent sur le télétravail mais les gains de productivité constatés sont essentiellement dus à la diminution des temps de trajet domicile-travail et donc à l’augmentation effective du temps de travail quotidien. Ça n’est donc pas forcément un progrès social pour les personnes concernées.

L’ouvrage dresse un constat d’échec des politiques de l’emploi…

Les politiques d’inspiration néolibérale, axées sur la baisse du coût du travail, la flexibilité et la précarisation de l’emploi, font pression sur les chômeurs pour qu’ils acceptent ce qu’on leur propose. Celles sociales-démocrates d’inspiration keynésienne font le pari de la croissance économique pour réduire le chômage. Les premières ont échoué depuis maintenant près de quatre décennies à rétablir le plein-emploi. Les secondes se heurtent au corset des traités européens et à l’impossibilité d’envisager une croissance à la fois forte et surtout compatible avec les limites écologiques.

Que peut-on proposer d’autre ?

Dans cet ouvrage, nous proposons d’associer engagement dans la bifurcation écologique, emploi garanti et réduction du temps de travail. Le financement de cette dernière implique une réduction des inégalités de revenus passant par une politique de restriction des dividendes. Le droit du travail ne peut plus être le parent pauvre du droit des actionnaires. La réduction du temps de travail n’est qu’une dimension de la bifurcation, elle doit être en phase avec l’amélioration de la qualité de la production et des services publics : la régulation de la consommation marchande peut réussir si l’accès à des services non marchands de grande qualité est possible pour tous. La question des besoins essentiels est donc au cœur de la nécessaire bifurcation écologique. Le plein-emploi de qualité passe non seulement par la réduction du temps de travail, mais aussi par la mise en œuvre d’une garantie d’emploi, encore appelée politique d’employeur en dernier ressort (EDR). Dans cette perspective, les collectivités locales, financées par l’État, créent directement des emplois et contribuent à la stabilisation macroéconomique, en lissant les cycles et en assurant une demande suffisante à tous les stades. En France, le projet « territoire zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), adopté par l’Assemblée nationale en 2016, constitue un premier pas vers une garantie d’emploi, d’autant que ses principes s’en inspirent très directement bien que le projet TZCLD se limite à des activités non concurrentielles. Il faut aller plus loin et généraliser la garantie d’emploi.

Parcours

Maîtresse de conférences en Sciences économiques à l’université de Toulouse Jean Jaurès et membre du Certop (Centre de recherche sur le travail, l’organisation, le pouvoir), UMR-CNRS 5044, Mireille Bruyère enseigne dans la licence Sciences sociales, parcours économie-sociologie, et les masters nouvelle économie sociale et psychanalyse, philosophie et économie politique du sujet. Ses thèmes de recherche sont à la croisée de l’économie, de la philosophie et de la psychanalyse. Ils questionnent la notion d’institution et l’articulation historique entre travail et démocratie.

(1) Philippe Askenazy, Éric Berr, Mireille Bruyère, Léo Charles, Benjamin Coriat, Nathalie Coutinet, Anne Eydoux, David Flacher, Hugo Harari-Kermadec, Jean-Marie Harribey, Anaïs Henneguelle, Sabina Issehnane, Esther Jeffers, Dany Lang, Virginie Monvoisin, Fabienne Orsi, Alban Pellegris, Dominique Plihon et Stéphanie Treillet.

Auteur

  • Frédéric Brillet