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Le grand entretien

« Les syndicats peinent à être légitimes sur l’égalité, l’environnement, l’inclusion »

Le grand entretien | publié le : 14.02.2022 | Frédéric Brillet

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« Les syndicats peinent à être légitimes sur l’égalité, l’environnement, l’inclusion »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son essai Métamorphose ou déchéance. Où va la France ? Michel Wieviorka s’inscrit dans le temps long pour dépeindre l’état, notamment social, de l’Hexagone, en revenant sur les raisons du déclin des syndicats.

Métamorphose ou déchéance, pourquoi ce titre ?

J’ai préféré utiliser le terme de déchéance pour faire un pas de côté par rapport à cette expression rebattue de « déclin » et me distinguer des essayistes qui l’estiment inéluctable pour la France. Ni déclinisme, ni optimisme béat : cet ouvrage veut donner du sens aux événements qui trop souvent nous accablent, en prenant de la hauteur et en sortant du « présentisme » pour nous projeter vers l’avenir.

Votre ouvrage évoque notamment la question sociale dans une perspective historique. Vous revenez en particulier sur les causes du déclin du mouvement ouvrier à la fin des Trente Glorieuses…

Si puissant encore en 1968, le mouvement ouvrier n’est désormais plus que l’ombre de lui-même si l’on considère sa capacité à développer une action contre-offensive tournée vers l’avenir.

Il ne résiste plus guère que dans la fonction publique et dans quelques rares entreprises, et éprouve de réelles difficultés à se faire entendre au-delà. Avec Emmanuel Macron à la tête de l’État, les syndicats réformistes ont été souvent ignorés par le pouvoir qui n’apprécie pas les corps intermédiaires. Les syndicats plus radicaux comme la CGT protestent dans la rue, mais avec des résultats de moins en moins tangibles. Le syndicalisme n’est plus cet acteur difficile avec lequel il fallait compter pour les débats et les négociations.

Cet affaiblissement du monde syndical s’accompagne de divisions…

S’il est arrivé dans l’Histoire que des logiques révolutionnaires et réformistes parviennent à s’entendre, comme en 1936, le syndicalisme apparaît aujourd’hui coupé en deux.

D’un côté, on trouve le bloc composé pour l’essentiel de Sud et Solidaires, FO à certains égards et surtout de la CGT dont le sommet semble constamment en passe d’être dépassé, et de l’autre, la CFTC, l’UNSA et surtout la CFDT, devenue le premier syndicat de France, composent le bloc réformiste. Ces organisations sont pénalisées par l’effacement de la figure principale qui a longtemps incarné le mouvement ouvrier, à savoir le prolétaire de la grande usine taylorisée ou de la mine. Entre les délocalisations et les progrès technologiques, l’industrie emploie de moins en moins d’ouvriers et la France se désindustrialise. Le grand effondrement du PCF dans le champ politique a eu pour effet indirect de renforcer les clivages internes dans certaines organisations. La CGT a cessé d’être la courroie de transmission du PCF mais, ce faisant, elle a perdu sa forte structuration idéologique et organisationnelle, et sa direction peine à tenir une base radicalisée qui lui échappe. FO, fondée au début de la guerre froide en réaction à l’empiétement du PCF dans le champ syndical, a perdu ce point d’ancrage qui scellait l’unité entre différents courants.

Avec quelles conséquences ?

Les syndicats peinent désormais à peser sur les réformes essentielles. Sans relais politique de poids, si ce n’est du côté de la France insoumise, ceux inscrits sur une ligne dure comme la CGT n’ont pas réussi en 2019 à bloquer la réforme des retraites. C’est la crise sanitaire qui a permis d’enterrer le projet sous ce quinquennat. Les syndicats réformistes ne sont pas mieux lotis : le pouvoir ne leur laisse guère d’espace au niveau national et entend limiter leur rôle à la négociation au niveau de l’entreprise. Or un tel rôle, pour être tenu convenablement, exige un enracinement sur le lieu de travail qui se révèle souvent insuffisant dans les faits. Dès lors, la démocratie sociale se trouve doublement compromise : subordonnée à l’État qui veut la cantonner au niveau de l’entreprise, elle demeure trop faible à ce niveau, les salariés syndiqués étant trop peu nombreux pour la faire vivre sur le terrain. L’essor du télétravail qui s’est accéléré durant la pandémie a probablement aggravé la situation, l’engagement syndical dépendant fortement des interactions sociales sur le lieu de travail. Faute de pouvoir exercer une pression constructive, les acteurs sont parfois tentés par la violence, quand ils ne se font pas doubler par des mouvements sociaux spontanés comme les Gilets jaunes.

Y a-t-il des causes historiques qui expliquent cette faiblesse ?

Cette faiblesse trouve sa source à la fois la plus éloignée et la plus décisive dans la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, qui interdisait carrément les corporations. Cette loi a durablement fermé la voie à ce qui ailleurs deviendra l’action syndicale sous la forme de structures légales de représentation et de négociation pour le monde du travail. Le refus des médiations collectives entre le peuple et le pouvoir n’est pas une nouveauté, il a bel et bien été voulu dès la Révolution française et par elle. Voici ce qu’expliquait Le Chapelier devant l’Assemblée nationale en 1791 : « Il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs (…), il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. » Ce texte a beau avoir été abrogé définitivement en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau qui légalise les syndicats, il n’en a pas moins marqué en profondeur la scène sociale française.

L’absence de proximité entre le mouvement syndical d’une part, et mutualiste et politique d’autre part, n’a semble-t-il pas arrangé les choses…

Le mouvement mutualiste est puissant en France, et l’Histoire, là aussi, fait apparaître une autre singularité nationale : l’éloignement, dès la fin du XIXe siècle, de ces deux branches du mouvement social qui auraient pu s’épauler mutuellement, avec le développement d’un syndicalisme de services offrant différentes prestations (assurances, santé…). Michel Dreyfus, dans l’ouvrage collectif Mutualité et socialisme en France et en Belgique (Fayard, 2012) fait remarquer qu’en 1898, la CGT compte 200 000 adhérents, alors que les mutuelles en regroupent près de 2 millions. Mais ce sont des notables qui contrôlent les mutuelles dès l’origine, ce qui ne facilite le rapprochement ni avec les syndicats, ni avec les socialistes de la SFIO. Le socialisme français a donc été relativement distant du mouvement social dans ces deux composantes principales, elles-mêmes éloignées l’une de l’autre. Par ailleurs, le mouvement syndical se méfie de l’État et des partis politiques qui cherchent à le conquérir. Exception notable, la CGT se subordonne au PCF, mais ce dernier accède rarement au pouvoir. À l’étranger, des alliances de type social-démocrate ont permis d’adosser la politique au syndicalisme et produit des résultats concrets, notamment en Allemagne, en Scandinavie ou au Royaume-Uni avec le travaillisme. Et, aujourd’hui encore, le syndicalisme résiste mieux en Allemagne et se redresse quelque peu aux États-Unis et au Royaume-Uni après les années noires des ères Reagan et Thatcher.

En quoi la perte d’adhésion aux valeurs des Trente Glorieuses a-t-elle accentué le déclin syndical ?

Durant les Trente Glorieuses, la classe ouvrière comme le reste de la société glorifiait le productivisme, la grande industrie, le progrès scientifique et technique. Ces valeurs étaient en phase avec l’avènement de la consommation de masse, synonyme de bien-être pour les prolétaires. Mais la mondialisation a bouleversé l’organisation et la localisation de la production industrielle. Nombre de grandes forteresses ouvrières où se construisait l’action syndicale, la conscience de classe et l’adhésion à ces valeurs ont disparu. En outre, à l’ère postindustrielle de remise en cause de la croissance et d’inquiétude pour l’environnement, ces valeurs productivistes ont perdu de leur attrait : aujourd’hui, une partie de la population défend l’idée qu’on peut vivre mieux en produisant et consommant moins. Un nouveau clivage émerge entre ceux qui veulent en priorité défendre l’économie et l’emploi et ceux qui veulent sauver le climat. Par ailleurs, les syndicats, campés sur la défense des intérêts matériels, peinent à devenir légitimes dans le débat autour des valeurs montantes : l’égalité homme-femme, la défense de l’environnement, la lutte contre le racisme et plus généralement contre les discriminations sont aujourd’hui mieux portées et médiatisées par des associations que par les syndicats, quand bien même certains de ces combats sont de leur ressort. On constate cependant que la CFDT investit davantage ces sujets porteurs que les autres organisations, ce qui pourrait conforter son leadership.

Parcours

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et président de la fondation Maison des sciences de l’Homme jusqu’en octobre 2020, le sociologue Michel Wieviorka, 75 ans, a mené durant sa longue carrière des recherches sur la notion de conflit, le terrorisme et la violence, le racisme, l’antisémitisme et la démocratie, et a publié de nombreux ouvrages sur ces sujets. Parmi ses livres parus, citons Neuf leçons de sociologie (2008, traduit en cinq langues), Les Juifs, les musulmans et la République (2017), coécrit avec Farhad Khosrokhavar et Pour une démocratie de combat (2020). Métamorphose ou déchéance. Où va la France ? est paru aux éditions Rue de Seine, en octobre 2021.

Auteur

  • Frédéric Brillet