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Le grand entretien

« La fonction RH va élargir son spectre à la décision stratégique »

Le grand entretien | publié le : 07.02.2022 | Frédéric Brillet

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« La fonction RH va élargir son spectre à la décision stratégique »

Crédit photo Frédéric Brillet

L’économiste Isabelle Chappuis et le futuriste Gabriele Rizzo signent HR Futures 20301, un ouvrage qui explore les grandes tendances RH déjà en émergence. Afin de les comprendre et surtout, de les apprivoiser. Rencontre avec Isabelle Chappuis.

Qu’apporte ce livre par rapport à ce qui a déjà été publié sur l’avenir des RH et du travail ?

HR Futures 2030 résulte d’échanges avec une quarantaine d’acteurs du domaine : des DRH, mais aussi des experts en intelligence artificielle, médecins, chercheurs en sciences sociales et politiques, économistes du travail, ainsi que des fondateurs de start-up qui bousculent le monde RH. Ces acteurs ont participé à plusieurs ateliers, en suivant des méthodologies de prospectives empruntées au monde de la défense, habitués à réfléchir à très long terme. Sous-titré Design for Future-Ready Human Resources, cet ouvrage ambitionne d’être un guide pour comprendre les tendances déjà perceptibles. Ceci afin d’orienter les actions, les efforts et les investissements liés à la fonction RH, à l’horizon 2030. Il s’agit de fournir aux responsables RH des outils concrets, qu’ils travaillent pour une PME, une multinationale ou une institution publique.

Vous constatez que le pessimisme domine…

Comme au début du 19e siècle avec les Luddites, les machines d’aujourd’hui suscitent la crainte de la disparition des emplois. D’où un discours de peur, découlant d’une logique gagnant-perdant, de l’humain contre la machine. Si la machine gagne du terrain, l’humain en perd. Ces propos doivent impérativement évoluer vers une conception positive de collaboration entre humains et machines, vers une attitude gagnant-gagnant. Le défi tient à ce que ce futur arrive plus vite que prévu, les changements s’accélèrent et les DRH doivent s’y préparer. Certaines décisions doivent en effet être prises aujourd’hui, ou dans trois ans, pour avoir l’effet souhaité dans dix ans.

Pourquoi vous focalisez-vous sur 2030 ?

Selon le McKinsey Global Institute, 45 % des emplois actuels sont susceptibles d’être remplacés par des machines à cet horizon, et 60 % des postes contiendront au moins un tiers de tâches automatisées. Les humains devront s’adapter. Si nous voulons éviter une mise à jour incessante de la fonction RH et d’une grande partie du capital humain, le modèle RH doit être « mis à demain », autrement dit, il faut le préparer à des futurs potentiels lointains. Pour envisager ces scénarios, nous nous inspirons du secteur de la défense qui a développé ces méthodes au sortir de la Seconde guerre mondiale. Les analogies avec ce secteur sont nombreuses : l’obsolescence des compétences représente un vrai risque de sécurité nationale, car – au-delà des risques sociétaux – elle met en péril la compétitivité économique des nations, avec la guerre des talents, qui, cette fois, se déroulera dans un environnement dématérialisé, numérisé et virtuellement étendu. L’éducation sera notre première ligne de défense – et il nous a semblé utile de prendre les outils prospectifs utilisés pour préparer (ou éviter) la guerre.

Vous faites appel à la mythologie pour envisager l’avenir des RH et du capital humain…

Les humains, pour appréhender et donner du sens à des situations incompréhensibles, ont depuis toujours eu recours aux histoires et en particulier aux mythologies. Aujourd’hui, la période que nous traversons – avec l’avènement de l’intelligence artificielle (IA) et autres technologies – s’apparente à de la magie. Nombre d’individus n’arrivent plus à trouver leur place dans ce nouveau monde. Notre mythologie a pour but de permettre aux individus de se situer dans cet univers en pleine mutation, en fonction de leur affinité avec la technologie. Les cinq figures mythologiques que nous décrivons, du moine au demi-dieu en passant par le centaure, sont indispensables pour demain. Si le moine refuse toute intégration de la technologie et préfère se concentrer sur ses connaissances approfondies de l’humain, le demi-dieu est une intégration parfaite de l’homme et de la machine. Non par le biais de puces électroniques implantées dans le cerveau, mais dans son attitude, qui lui permet de fusionner caractéristiques purement humaines et puissance technologique.

Vous identifiez dix grandes tendances ou traits affectant le travail et les RH d’ici 2030…

Le premier trait intitulé « Plus, plus vite » décrit la vitesse et la croissance des nouvelles technologies qui affectent les compétences, la formation (continue), les différentes étapes de la vie (anciennement études/travail/retraite), ainsi que les processus organisationnels – du recrutement à la retraite. Par exemple, nous aurons plus de données qui nous permettront d’accéder à davantage de connaissances au bout de nos doigts, mais des délais très courts pour les acquérir. La deuxième tendance, le pouvoir clivant du numérique, renvoie à la faculté que nous donnent les technologies numériques pour couper et coller des éléments de notre réalité : se connecter via les avatars en 2030 sera l’équivalent de se connecter via WhatsApp en 2020. Troisième trait, la communauté. Elle se réfère à la réponse humaine communautaire intermédiée par le cyberespace et la technologie qui va émerger face à des transitions se produisant à très grande vitesse. La confiance constitue un autre trait d’avenir : pour surfer sur le raz-de-marée des disruptions, les organisations devront accorder davantage d’autonomie à leurs collaborateurs.

Vous évoquez aussi les centaures et les chevaliers…

Ce cinquième trait décrit comment la compression du temps induite par les technologies contraint les différentes générations à intégrer le meilleur de l’intelligence humaine et de la machine. Alors que les générations précédentes pensaient on-line et off-line, les natifs de l’IA sont dans un statut hybride, fait de frontières floues entre l’être en ligne et hors ligne. Sixième tendance, le travail dématérialisé, qui renvoie aux transformations qui affecteront son organisation : nous serons confrontés à la division des métiers en tâches, à la division des tâches en compétences et à l’intermédiation des compétences via des plateformes numériques. Septième tendance, l’intégration de l’IA au monde du travail, qui va amplifier les compétences existantes des individus en leur offrant les moyens d’apprendre plus, plus vite et de moins oublier. Huitième tendance, de nouvelles opportunités vont émerger grâce à la technologie permettant de dépasser les modèles limités des carrières professionnelles, des systèmes d’éducation ou des préjugés de genre. Nous anticipons en neuvième trait l’entrée en vigueur d’une jurisprudence pour tout ce qui concerne la gestion éthique des données, de sécurité sociale et de cybersécurité. Les nouveaux schémas de valeurs constituent le dixième trait : la nouvelle génération n’aspire plus seulement à davantage d’argent, mais valorise de plus en plus la confiance, la responsabilité, l’attention, le mérite, ainsi que la durabilité environnementale et sociale. Par ailleurs, si nous voyons un clivage croissant entre les membres des mouvements de collapsologie en faveur de la décroissance et les techno-optimistes qui prônent l’écologie industrielle, la notion de croissance économique ne signifiera plus automatiquement la dégradation de l’environnement. Ces deux concepts se découpleront définitivement dans les années 2030 et nous verrons émerger une économie dite régénérative, dans laquelle la croissance entraînera une régénérescence environnementale.

Quelles compétences clés doivent développer les responsables RH pour surfer sur ces tendances et en faire profiter les organisations ?

Les responsables RH sont plus que jamais tenus d’agir et d’anticiper et leur fonction gagne en importance, tant pour leurs supérieurs que pour le personnel. Ils sont déjà au cœur de la réponse des organisations à la pandémie, tout comme les directeurs financiers l’ont été pendant la crise financière mondiale. Avec l’accélération de la numérisation due au Covid-19, les RH sont en première ligne pour aider les organisations à évoluer et, pour certaines d’entre elles, pour les faire entrer enfin dans l’ère de la quatrième révolution industrielle. On attendra toujours de la fonction qu’elle mobilise son expertise en droit social, psychologie, sociologie des organisations, gestion des rémunérations et avantages sociaux. Mais elle va élargir son spectre aux problématiques de prises de décision stratégique, de science des données et de développement durable. Elle devra non seulement connaître l’entreprise telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, mais aussi prendre des positions fortes pour façonner stratégiquement l’entreprise et son capital humain en vue de succès futurs.

(1) HR Futures 2030, Design for Future-Ready Human Resources, Isabelle Chappuis et Gabriele Rizzo, Ed. Lavoisier, juillet 2021.

 
 
Parcours

Isabelle Chappuis est économiste, auteure et administratrice indépendante. Experte depuis plus de quinze ans dans la formation continue, elle a fondé et dirigé le département de formation continue de la faculté des HEC à l’université de Lausanne. Elle a cosigné avec Gabriele Rizzo l’ouvrage HR Futures 2030 (Taylor & Francis Ltd, juillet 2021 pour la version en anglais). Gabriele Rizzo est futuriste, auteur et conseiller de la défense. Docteur en théorie des cordes et en astrophysique, il est l’un des principaux experts mondiaux en prospective dans le domaine de la défense et du gouvernement. Ensemble, ils ont fondé et dirigent le Swiss Center for Positive Futures, l’entité de prospective à l’université de Lausanne qui s’intéresse aux grandes tendances et aux signaux faibles et à leurs influences sur la société, l’économie et la technologie.

Auteur

  • Frédéric Brillet