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Le grand entretien

« Quand les pratiques se situent aux antipodes du discours, nul ne sait plus quoi faire »

Le grand entretien | publié le : 31.01.2022 | Frédéric Brillet

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« Quand les pratiques se situent aux antipodes du discours, nul ne sait plus quoi faire »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans Toxic Management, tiré de son expérience dans une entreprise qui s’affirme libérée, Thibaud Brière démonte les manipulations et perversions d’un système de gestion humaine prônant l’autonomie et la transparence absolue.

Pourquoi la direction de Gadama, nom fictif d’une véritable ETI dans laquelle vous avez travaillé plusieurs années, avait-elle recruté le philosophe que vous êtes ?

Gadama attendait de moi que je formalise la philosophie de l’entreprise, la mette en mots puis l’enseigne en interne et à l’extérieur. Cette entreprise affirme pratiquer un management fortement participatif, où toutes les décisions sont collectives et prises par la base, au sein de chaque collectif de travail constitué en business unit d’une quinzaine de personnes. Gadama prône l’autorégulation, l’autonomie maximale pour réduire le nombre de fonctions supports et managériales.

Comment la direction s’y prend-elle pour orienter les comportements des salariés alors même qu’elle s’interdit de leur donner des ordres ?

Toutes les décisions – relatives à l’organisation du travail, les objectifs, la stratégie… – sont censées être prises collectivement et publiquement, en réunion. Chaque mois, les managers de proximité ont un rendez-vous avec leur directeur régional, au cours duquel celui-ci leur fait comprendre quelles décisions il conviendrait qu’ils fassent « librement » prendre à leurs équipes d’opérationnels. Officiellement, il leur « suggère » tel ou tel niveau d’objectifs chiffrés, telle ou telle mesure RH, etc. Dans les faits, chacun sait à quoi s’en tenir, car tous savent que celui qui s’obstine à prendre ces « suggestions » pour de simples suggestions est poussé à quitter l’entreprise, des motifs infamants de départ étant ensuite colportés sur son compte… Recevant de leur propre manager de telles suggestions de décisions à faire prendre par leur équipe, les managers de proximité s’activent en coulisses avant la réunion pour élaborer une stratégie d’animation. Il s’agira par exemple d’afficher tel message posté dans le forum de discussion interne par un collègue, de mitrailler les participants de questions orientées dans un seul sens, de manière à leur faire comprendre clairement sa volonté sans avoir à l’exprimer ouvertement. Dans ce groupe, l’un des principes enseignés aux managers est : « Quand vous avez un message à faire passer, vous ne devez pas le dire vous-mêmes mais le faire dire par l’un des participants. » Ils appellent cela pratiquer un billard à plusieurs bandes. Si l’un des participants manifeste un désaccord, disons, un peu trop réel, alors le manager s’emploiera à faire en sorte de « libérer la parole » des collègues contre ce fâcheux de manière à lui faire comprendre qu’il est de plus en plus isolé. Un tel « travail managérial » doit, chez Gadama, toujours se faire par les pairs, le manager ne devant jouer qu’un rôle de facilitateur.

Dans ce système, la transparence exigée des salariés se retourne également contre eux…

Oui. Chez Gadama, l’impératif de transparence impose de tout se dire et surtout le plus critique, ce qui permet aux managers de détecter les salariés contestataires, ceux qu’elle pointe comme des « serpents ». Et quand la direction recommande la pratique de l’autocritique mensuelle lors de la réunion d’équipe – au nom de la confiance que l’on doit à ses collègues comme à son manager –, elle permet par là au service RH de disposer de tous les éléments à charge nécessaires, le jour où elle aura décidé de se séparer d’un collaborateur… Seront en effet utilisés les comptes-rendus de réunions au cours desquelles le salarié poussé vers la sortie aura, mois après mois, reconnu en public ses insuffisances. Une autre pièce maîtresse du dispositif de surveillance – en interne, on parle de « mise en transparence » des comportements – est la constitution de réseaux de salariés chargés, domaine par domaine, en plus de leur métier, de suivre l’évolution des indicateurs de leurs collègues et d’en informer la hiérarchie. Car le storytelling maison dit que, dans la nouvelle ère dont ils seraient les précurseurs, le contrôle ne doit plus se faire par le « père » – le supérieur – mais par les pairs. La transparence, en revanche, n’est jamais faite sur le haut de la pyramide, qui cherche justement à ne plus apparaître comme tel.

Vous évoquez aussi des réunions délétères dévolues à la libération de la parole…

Ces séances faussement informelles servent à nourrir la direction en informations sur ce que penseraient vraiment les salariés quand ils se croient en dehors du contexte professionnel. Il est demandé aux animateurs de ces séances, comme aux formateurs au management et au savoir-être, de faire un débriefing confidentiel à la direction après chaque réunion. Les participants aux formations croyant que « tout ce qui se dit en formation reste en formation » en sont pour leurs frais. Si la direction détecte que vous avez tenu des propos sur votre manager, sur l’entreprise ou sur vos collègues que vous n’avez pas déjà publiquement exprimés lors de votre réunion d’équipe mensuelle, elle en tire habituellement la conclusion – hâtive – que vous êtes un « serpent », c’est-à-dire un individu qui cache des choses et qui n’a donc rien à faire dans une organisation vantant les vertus de la transparence totale.

Quelles conséquences cette culture a-t-elle sur les salariés, leur santé mentale et le turn-over ?

Quand on s’interdit de donner des ordres, sans pour autant renoncer à orienter les choix individuels, alors on manipule. Ce grand écart entre la parole et le vécu terrain démotive et discrédite la parole dirigeante. Les salariés se mettent à jouer un double jeu avec ceux qui en jouent un à leur égard et, in fine, une énergie considérable se trouve déployée en intrigues de couloir. Et quand les pratiques se situent aux antipodes du discours, nul ne sait plus quoi faire. Beaucoup de salariés vivent mal, voire très mal, les séances d’explications et d’autocritiques publiques qui ont lieu lors de la réunion mensuelle d’équipe. Les boucs émissaires sont légion et le classement des salariés selon des figures animales fait rire tant que vous n’êtes pas vous-même catalogué comme un « serpent » devant subir un discrédit public auprès de vos pairs en vue de vous faire partir. Mais aucune enquête n’a jamais eu lieu chez Gadama portant sur la souffrance au travail. Cela dit, tous les salariés ne souffrent pas de telles méthodes managériales parce que certains s’y sont habitués ou sont sous emprise. D’ailleurs, le taux de turn-over que l’entreprise communique se situe officiellement dans la moyenne des entreprises du secteur.

Quel intérêt la direction de Gadama a-t-elle à tenir un discours aussi éloigné des pratiques ?

Les dirigeants de Gadama n’assument pas de pratiquer un très classique management de « command and control » parce qu’ils se veulent idéologiquement progressistes. Dans leur esprit de libertaires post-soixante-huitards, ils s’imaginent transgressifs et veulent donc être perçus comme hostiles à toute forme de hiérarchie. Mais ce discours a valeur de symptôme, celui d’un manque. « Que sont les valeurs pour les entreprises, si ce n’est ce qu’elles n’ont pas et qu’elles voudraient avoir ? », écrivait le sociologue du travail François Dupuy en 2020. On peut légitimement se demander si les entreprises qui parlent le plus de l’autonomie, la confiance, l’intelligence collective, etc., ne seraient pas précisément celles qui les pratiqueraient le moins. Pourquoi, sinon, éprouver un tel besoin de l’étaler ? De fait, on n’a jamais autant parlé de valeurs et il n’y a jamais eu autant de scandales causés par des manquements éthiques.

Est-ce à dire que le management dans les entreprises libérées se révèle finalement plus toxique qu’ailleurs ?

On ne peut généraliser les pratiques managériales de Gadama à l’ensemble des entreprises dites « libérées », et c’est heureux. Ce qui est sûr, c’est que ces entreprises-là offrent un terreau plus favorable à la manipulation que les entreprises ordinaires, parce que, comme je le disais précédemment, plus on s’interdit de gouverner les collaborateurs par des directives claires, plus on s’oblige à devoir orienter discrètement leurs conduites à l’aide de procédés plus ou moins loyaux, faisant appel à des coulisses, à toute une ingénierie sociale, dont le nudge fait partie.

Parcours

Titulaire d’un DEA de philosophie, diplômé d’HEC, lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques, Thibaud Brière s’est spécialisé dans la mise en œuvre prudente de nouvelles formes d’organisation du travail (télétravail, entreprise « libérée » ou apprenante, sociocratie, équipes autonomes, auto-organisation, intraprenariat, codéveloppement). Il donne conférences, formations et conseils. Il est l’auteur de Toxic Management, paru aux éditions Robert Laffont en octobre 2021.

Auteur

  • Frédéric Brillet