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Le grand entretien

« Les transformations du travail perturbent le processus de transmission »

Le grand entretien | publié le : 24.01.2022 | Frédéric Brillet

Dans une vision pluridisciplinaire, des chercheurs ont analysé les « pannes » de la transmission induites par les transformations du monde du travail. Des dispositifs comme le codéveloppement tentent de pallier ces insuffisances, tandis qu’une individualisation croissante de la GRH peut l’entraver, tout comme le travail à distance et la précarisation des emplois.

Qu’est-ce qui vous a motivé à piloter cet ouvrage collectif sur la transmission du travail ?

La transmission est un phénomène transhistorique mais aussi une question d’actualité brûlante. Elle intervient dans la socialisation générale et professionnelle, dans la construction des repères servant à créer et innover. Mais, en raison des bouleversements qui affectent le monde du travail, elle tombe souvent en panne. Cela affecte la qualité du travail, la santé des salariés et la vitalité des collectifs concernés. Certes, beaucoup d’ouvrages et d’articles en anthropologie, en philosophie et dans les sciences de l’éducation et de la formation ont déjà traité ce sujet. Ce livre échappe à ces classifications en abordant la transmission dans une perspective pluridisciplinaire. Il s’agit, à partir de situations concrètes, de travail dans différents secteurs d’activité et d’analyse des conditions, enjeux, visées, médiations et objets de la transmission.

Cet ouvrage se singularise aussi en analysant les clichés qui pèsent sur le processus de transmission…

La transmission est trop souvent perçue à travers le prisme de l’école ou de la formation. On la réduit au transfert qu’opère un « sachant » vers un « apprenant ». Par extension, la transmission au travail impliquerait un « ancien » et un nouveau, un expérimenté et un néophyte et se réaliserait naturellement par imitation. Ces images mettent en scène deux protagonistes caractérisés par la disparité de leur dotation en savoir professionnel, par leurs âges (senior et jeune), engagés dans une relation unilatérale. Or la transmission en milieu de travail se révèle bien plus riche et complexe. Elle n’implique pas nécessairement des professionnels de générations différentes, mais se nourrit de la diversité des parcours des uns et des autres, de l’hétérogénéité des âges, des anciennetés, des expériences. Le mouvement opéré n’est pas unidirectionnel. La focalisation sur un binôme empêche de reconnaître les dimensions collectives de la transmission et ses liens avec le collectif de travail. La transmission ne se prescrit pas, elle a besoin d’être soutenue. Aussi ne concerne-t-elle pas seulement les formateurs, les tuteurs et les débutants, mais tous les acteurs de l’organisation : managers, RH, équipes…

Pourquoi est-elle aussi indispensable à tous les métiers, y compris les moins qualifiés ?

Il serait inconcevable qu’un travailleur ait tout à découvrir et tout à réapprendre quand d’autres l’ont précédé. La qualité et l’efficacité du travail dépendent, en partie, de la transmission et, plus concrètement, des échanges professionnels, du collectif de travail. Dans un monde qui bouge, la transmission pluridirectionnelle permet de s’extraire de la reproduction des gestes et méthodes du passé. Il ne s’agit pas de perpétuer des métiers mais de les faire évoluer : la transmission se trouve donc au fondement du développement au travail et du travail. Dans ce cadre, certaines strates hiérarchiques jouent un rôle central : les managers doivent ainsi penser à la fois leurs propres métiers et les conditions favorisant ou empêchant les processus de transmission.

Comment évoluent dans les organisations les dispositifs qui facilitent la transmission ? Quels sont ceux qui se développent ou régressent ? Pourquoi ?

Les groupes d’analyse des pratiques ou les groupes de codéveloppement, de plus en plus nombreux, constituent de nouveaux dispositifs de transmission. Ils cherchent à compenser les difficultés accrues de la transmission dans les milieux de travail, au cours même de l’activité. Ils favorisent la transmission quand la confiance est au rendez-vous, quand on peut échanger sans risques autour de ce qu’on fait et comment on le fait, en cherchant à développer un retour d’expérience partagé sur les manières de faire, les difficultés rencontrées, les stratégies alternatives testées. Cette mise en commun de l’expérience bénéficie alors à tous. Reste à savoir si ces dispositifs peuvent se substituer aux échanges et aux ressources que constituent les expériences accumulées des uns et des autres.

Dans quelle mesure l’essor de l’individualisme dans la sphère professionnelle menace-t-il la transmission ?

La promotion du « self-made-man », qui construit avec ses ressources propres sa vie, sa carrière, ses projets… et donc s’affranchit des héritages, s’accompagne d’une dévaluation de la transmission. La valorisation de l’autonomie, la responsabilité, la décision, l’action… pour devenir l’entrepreneur de soi-même effacent l’importance des socialisations, des appartenances et des ressources collectives. Ce sujet auto-fondé, auto-engendré, auto-suffisant est un sujet résistant à la transmission des antécédents, mais aussi à la mutualisation des expériences et des ressources qu’elles contiennent. Au risque de la solitude au travail… La mise en compétition ou l’individualisation de la gestion des ressources humaines (individualisation des horaires, carrières, rémunérations, objectifs individualisés, évaluation individuelle…) sont autant de freins à la transmission, pourtant essentielle au développement de l’intelligence et de la créativité collective.

Quid de l’impact des nouvelles technologies ?

L’extension du télétravail et de la communication à distance aggrave les risques d’atrophie des contacts humains et donc de la transmission. D’ailleurs, toutes les situations d’isolement révèlent par défaut la nécessité de relier passé, présent et futur. Les managers et les dirigeants sont sans doute ceux qui sont le plus exposés à la découverte solitaire des exigences de leur fonction. D’autres métiers comme ceux de consultant, d’exploitant agricole, d’artisan, ou plus généralement les indépendants ne disposent pas de cadres où partager leur expérience, sauf à les construire eux-mêmes.

Quelle conséquence l’accélération des rythmes professionnels a-t-elle sur la transmission ?

La prévalence de l’urgence, de l’immédiateté, le sentiment que le temps s’accélère trouvent leurs déclinaisons, dans le monde du travail, à travers la promotion d’une production « à flux tendu », du « zéro délai », des exigences de flexibilité généralisée, de la production accrue dans un temps de plus en plus réduit. Le temps présent s’est densifié. Et le passé semble bien souvent dévalué. La place faite aux seniors dans le monde du travail en est un puissant révélateur – comme la dévaluation des métiers, de l’attachement au métier considéré comme sclérosant, au profit de la valorisation d’une mobilité polyvalente. Cette crise du temps, ce « présentisme » est un puissant obstacle à la transmission. Dans une société et une organisation obsédées par le court terme, la poursuite de fins communes à long terme devient problématique. Les jeunes savent de plus en plus tôt qu’ils sont « jetables » et la loyauté à l’entreprise attendue apparaît bien comme un marché de dupes.

Dans quelle mesure la place faite aux seniors affecte-t-elle la transmission ?

Le jeunisme frappe de nombreux secteurs d’activité et, dès 40 ans, on peut être rangé du côté des « seniors », suspectés d’une faible adaptabilité aux nouvelles exigences du travail (mobilité, polyvalence, maîtrise des nouvelles technologies, de la langue managériale de plus en plus anglicisée…). Les ressources de l’expérience sont alors dévaluées. Pourtant, elles sont essentielles car il n’y a pas de création sans tradition. On ne crée pas à partir de rien. Dans la fonction publique, les règles de mobilité géographique fondées sur l’ancienneté tendent à séparer les jeunes des anciens : les jeunes policiers et enseignants opèrent dans les zones défavorisées, là où le travail est le plus difficile, quand les fonctionnaires expérimentés sont affectés dans des territoires ou établissements apaisés : cette répartition ne favorise pas davantage la transmission.

Quel effet la précarisation de l’emploi produit-elle sur la transmission ?

Le développement des CDD, du travail intérimaire, de la flexibilité externe, de la sous-traitance… contraint à rebâtir indéfiniment le « faire ensemble ». Dans certains secteurs, se succèdent à un rythme accéléré des travailleurs interchangeables, anonymes, isolés… sortes de fugitifs qui ne font que passer sans personne pour se faire témoin de leur professionnalisme et de leur existence. Impossible pour ces salariés de s’inscrire dans le long terme, celui qui se déploie entre passé, présent et futur. La précarisation du travail, par la multiplication des réorganisations internes et l’accélération du turnover de l’encadrement, compliquent elles aussi la construction des collectifs de travail et affaiblissent le sentiment d’appartenance à des métiers. La précarisation de l’emploi perturbe donc la transmission des savoir-faire techniques et de prudence qui préviennent l’usure et la souffrance au travail… Tout cela nuit par ailleurs à la gestion collective de l’efficience dans les manières de faire et de l’arbitrage entre exigences contradictoires : productivité, qualité, santé, sociabilité.

L’ouvrage constate enfin que l’intensification du travail dégrade la qualité de la transmission…

L’intensification du travail, qui implique accélération et réduction des marges de manœuvre, réduit les temps d’échanges. Les repères communs permettant de définir un travail bien fait s’effacent, entraînant la montée des conflits interpersonnels ou des tensions opposant intérimaires et travailleurs stables, jeunes et anciens, autour d’approches différentes. On le voit bien à l’hôpital, où un productivisme excessif dégrade la qualité des soins et de la transmission.

Parcours

Dominique Lhuilier, professeure émérite en psychologie du travail, membre du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) au Cnam, conduit ses travaux de recherche sur les transformations du travail et la problématique santé et travail. Elle a coordonné, en collaboration avec Christian Fassier, l’ouvrage Travail et transmission (éditions Octares, 2021). Décédé en 2021, Christian Fassier, ingénieur diplômé des Travaux publics, docteur en psychologie du travail, était membre associé du CRTD au Cnam.

Auteur

  • Frédéric Brillet