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Le grand entretien

« L’objectif partagé de réussite dans un couple double carrière peut être un booster »

Le grand entretien | publié le : 27.12.2021 | Frédéric Brillet

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« L’objectif partagé de réussite dans un couple double carrière peut être un booster »

Crédit photo Frédéric Brillet

À partir de témoignages et d’études, Anne-Cécile Sarfati analyse dans Nous réussirons ensemble le fonctionnement des couples de diplômés qui mènent une double carrière, de même que les freins, les pièges et les moyens qui conditionnent leur réussite et leur pérennité.

Pourquoi le sujet des couples de diplômés qui mènent une double carrière mérite-t-il qu’on s’y intéresse ?

Parce que les couples dont les deux membres ont chacun l’ambition de réussir sa vie professionnelle et personnelle se font de plus en plus nombreux. Les femmes ne se contentent plus de se marier, de faire des enfants et de tenir leur maison, elles veulent désormais être indépendantes financièrement et autonomes dans leur vie. Or, à moins de bénéficier d’un héritage – ce qui est rare – ou de gagner au Loto – ce qui l’est encore plus –, le travail est le seul moyen de gagner cette indépendance. Ensuite, parce qu’en dépit de l’égalité croissante du niveau d’éducation au sein des couples, les inégalités de genre perdurent dans la vie professionnelle. Elles démarrent dès l’entrée dans l’entreprise, sans que les gens en aient forcément conscience. De plus grands décalages naissent avec le premier enfant, et plus une femme a d’enfants, plus elle est pénalisée professionnellement, alors que c’est tout le contraire pour les hommes, dont la paternité booste la carrière… Les chiffres sont très clairs sur ce point et traduisent les réminiscences d’un système social organisé avec les femmes à la maison, responsables des enfants, et les hommes au travail, chargés de gagner le pain du ménage… Même quand elles occupent des postes aussi exigeants que leurs compagnons, les femmes assument encore la majeure partie de la charge mentale et opérationnelle de la vie de famille. C’est la fameuse double journée.

Or ce modèle traditionnel n’est plus viable dans nos sociétés, expliquez-vous…

Avoir un bon job, dans lequel on se sent heureux, permet de se sentir plus fort dans son couple. Quand on se réalise à l’extérieur du couple, on est d’autant plus heureux de se retrouver à deux. Les femmes diplômées tiennent à travailler et leurs conjoints veulent faire leur vie avec des compagnes qui ne soient pas uniquement tournées vers la maison et les enfants. Ils veulent avoir des choses autres à partager. Pour les couples de jeunes diplômés qui manifestent de l’ambition professionnelle, cet objectif partagé de réussite peut même être un booster. Le problème tient au décalage entre les discours favorables à un partage égalitaire des tâches domestiques et des comportements hérités du patriarcat. Cette asymétrie produit beaucoup de conflits, et de nombreuses femmes renoncent à faire de leur vie personnelle un champ de bataille et acceptent de lâcher la guerre du balai. Elles acceptent aussi parfois de ralentir temporairement dans leur carrière quand les enfants sont petits, pour accélérer à nouveau une fois les enfants autonomes. Cette stratégie d’apaisement est assez efficace parce que le conflit permanent peut dégénérer très rapidement, jusqu’à la séparation.

Est-ce à dire que nombre de femmes cadres se résignent à ces inégalités pour préserver leur couple ?

Bien au contraire, elles témoignent dans mon livre de l’écartèlement qu’elles ressentent entre leurs convictions féministes et les inégalités domestiques qu’elles vivent. Seulement, elles savent aussi que le couple ne repose pas uniquement sur des idées politiques mais aussi sur le désir d’être ensemble, sur l’amour que l’on se porte. Elles dressent alors une sorte de bilan coûts-avantages de leur couple et nombreuses sont celles qui décident, surtout dans les milieux de cadres que j’ai observés, de déléguer davantage les tâches. Certaines disent aussi qu’elles exportent leur combat féministe en s’engageant dans leur entreprise ou dans des associations en faveur de l’égalité. On ne saurait parler de résignation car les situations inégalitaires sont souvent des bombes à retardement : si c’est toujours le même sexe qui se sacrifie, cela génère de la frustration qui peut se transformer en rivalité, voire en jalousie. Or les sentiments envieux, même s’ils sont humains, peuvent évoluer en véritable poison s’ils s’installent dans la durée.

Que se passe-t-il dans un couple double carrière quand l’un réussit ou gagne plus que l’autre ?

Dans 75 % des couples, les hommes gagnent plus. La conséquence ? Les arbitrages entre les carrières sont faits le plus souvent en faveur de l’homme… Parfois, certains abusent de cette « supériorité » financière mais c’est de plus en plus rare : les hommes modernes et progressistes ne raisonnent pas comme ça. En revanche, lorsque ce sont les femmes qui gagnent plus, elles n’en tirent aucun esprit de supériorité. C’est même plutôt l’inverse qui se produit, parfois elles se sentent coupables, s’inquiètent de ce que leur conjoint ne se sente pas humilié, se débrouillent pour que, financièrement, celui-ci n’ait pas à tendre la main. Le plus difficile à supporter dans ce type de couples est le regard social. La société renvoie souvent aux couples dont la femme fait une carrière plus brillante que son mari des images négatives de mère absente pour ses enfants et de père sans ambition.

Les difficultés qu’éprouvent les couples double carrière à mener de manière égalitaire vie familiale et professionnelle ont-elles aussi à voir avec la charge qu’ils doivent supporter au travail ?

Les postes auxquels peuvent postuler les plus diplômés deviennent en effet plus exigeants. La pandémie et le télétravail – qui brouille de plus en plus la frontière entre vie professionnelle et vie privée – n’ont évidemment rien arrangé. Aux États-Unis, le phénomène du travail intensif qui consiste à bûcher plus de 50 heures par semaine se renforce. De plus en plus de postes – exigeant des diplômes d’études supérieures – seraient à nouveau « up-or-out », avec des rémunérations plus élevées pour les salariés qui multiplient les heures et la porte pour les autres. Les conséquences sont énormes pour les couples à double carrière, notamment pour les femmes américaines. Diplômées, elles aspiraient à avoir des jobs de même niveau que leurs maris. Mais quand on veut avoir des enfants, les deux parents ne peuvent travailler chacun plus de 50 heures par semaine, l’un des deux doit se mettre en retrait – et ce sont les femmes qui font ce choix – pour permettre à leur conjoint de se rendre totalement disponible au travail afin de gagner beaucoup d’argent. C’est une véritable régression. Bien sûr, la France des 35 heures diffère du système américain, mais chez nous aussi, nombreux sont les cadres, les dirigeants, mais aussi les créateurs de start-up, surtout des hommes, qui revendiquent de « travailler 35 heures en deux jours ». Sur le long terme, les femmes en couple seront immanquablement les perdantes dans ce système, à moins de renoncer à leur vie personnelle ou de la négliger.

Comment faire en sorte que le fort investissement dans la vie professionnelle de deux conjoints demeure compatible avec la vie de couple et familiale ?

Cela requiert de beaucoup dialoguer, d’envisager l’autre comme un soutien plus qu’un adversaire, de viser l’équité plus que l’égalité comptable, de sanctuariser du temps pour le couple. Le respect des temps de chacun constitue aussi l’une des clés de la réussite des couples à double carrière : c’est la règle du chacun son tour. Autrement dit, l’un des conjoints est capable de refuser une promotion parce que l’autre vient d’en accepter une et qu’il est dans une période où il doit donner plus au travail qu’à la famille. Dans ces moments où, professionnellement, on sort de sa zone de confort, où l’on doit s’adapter à son nouveau poste, le conjoint est une vraie ressource pour assurer auprès des enfants.

Que peuvent faire les employeurs pour faciliter la vie des couples qui mènent une double carrière ?

Ils doivent en finir avec le présentéisme, revoir les systèmes de promotion qui reposent parfois plus sur le faire-savoir que le savoir-faire. Les DRH et managers devraient décaler au-delà de 40 ans le repérage des hauts potentiels et accepter de promouvoir les femmes même après 50 ans. On peut aussi développer une vraie culture de la parentalité qui concerne les hommes, rendre obligatoire le congé de paternité, offrir des services permettant de mieux concilier vie professionnelle et personnelle, mieux utiliser le télétravail…

Dans quelle mesure les couples qui mènent une double carrière sont-ils un sujet de préoccupation pour les DRH ?

Cela devient un sujet quand se pose la question de l’expatriation car il est très difficile de maintenir une double carrière dans ces couples. Mais au-delà, les DRH doivent intégrer davantage le fait que les hommes comme les femmes ont aussi des vies personnelles. On constate cependant des progrès, surtout dans les grands groupes où il devient acceptable pour les hommes de quitter une réunion plus tôt pour aller chercher un enfant. Les entreprises évoluent plus vite que certains services publics comme l’éducation nationale qui reste encore très formatée dans un schéma où le père fait carrière et la mère s’occupe des enfants.

Comment sont perçus les couples à double carrière où les deux réussissent brillamment ?

Tout dépend des gens qui projettent leurs sentiments sur eux. Certains les admirent car ils aimeraient les imiter et cherchent à comprendre comment ils font pour y arriver. D’autres sont envieux, se sentent écrasés par la réussite de ces couples qui leur renvoient en miroir leurs propres limites. Le succès « injuste » de ces couples à qui tout semble sourire peut enfin agacer et susciter des critiques… C’est dommage, mais en France, la réussite n’est pas toujours bien vue. Pourtant, le plus souvent, ceux qui réussissent n’ont rien volé, ils se sont donnés sans compter pour obtenir ce qu’ils ont. Et ils n’échappent pas plus que les autres aux déconvenues et aux échecs propres à toute vie.

Parcours

D’abord avocate puis journaliste, Anne-Cécile Sarfati a été rédactrice en chef au magazine Elle où elle a créé notamment les forums Elle Active. Elle dirige aujourd’hui la société de conseil éditorial et événementiel Actually qui organise notamment des événements – 100 % digitaux ou hybrides – pour les entreprises, les organisations professionnelles et les médias. Très engagée pour l’égalité professionnelle, elle est l’auteure de plusieurs best-sellers sur le travail des femmes. Elle a été désignée parmi les quarante Françaises inspirantes de Forbes en 2020. Elle a publié Nous réussirons ensemble aux éditions Albin Michel (octobre 2021).

Auteur

  • Frédéric Brillet