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Le grand entretien

« La sacralisation du travail n’a rien d’universel ni de permanent »

Le grand entretien | publié le : 20.12.2021 | Frédéric Brillet

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« La sacralisation du travail n’a rien d’universel ni de permanent »

Crédit photo Frédéric Brillet

 

« Travailler moins pour vivre mieux » : telle est la promesse de l’essai de Céline Marty, qui promeut « une philosophie antiproductiviste », prenant en compte des considérations écologiques, sociales et politiques.
 
Qu’est-ce qui justifie d’envisager le travail sous un angle philosophique plutôt qu’économique ou technique ?

Les sciences humaines qui prennent pour objet le travail, comme la sociologie, l’économie et l’histoire, décrivent la réalité actuelle du travail en se fondant sur des faits. La philosophie participe à cette analyse mais va au-delà en posant d’autres types de questions : pourquoi travailler ? Dans quelle mesure le travail est-il une activité de liberté ou de contrainte ? Le travailleur peut-il se reconnaître dans ce qu’il fait ? Par ces questions plus abstraites, la philosophie décentre notre regard de la réalité et permet d’envisager non plus seulement ce qui est, mais les autres possibles, ce qui pourrait être autrement, voire ce qui devrait être. Cette distanciation est indispensable pour envisager des pistes de transformation du travail.

Pourquoi questionner la place du travail dans nos vies est-il tabou ?

Parce que depuis le XIXe siècle, nos sociétés n’ont jamais cessé de valoriser le travail comme une activité indispensable tant pour notre identité personnelle et sociale que pour le développement de nos facultés physiques et intellectuelles. Nous le valorisons chaque fois que nous souhaitons à chacun de trouver un travail qui lui plaît ou que nous plaignons ceux qui y souffrent. Dans notre société où le travail rémunéré est censé être l’activité par laquelle chacun acquiert des revenus et une protection sociale – assurance vieillesse, chômage, maladie, parentalité –, ceux qui ne rentrent pas dans cette case sont à la fois sommés d’y rentrer et stigmatisés comme des parasites fainéants qui vivraient sur le dos de ceux qui se lèvent tôt. Sur le plan politique, tous les gouvernements cherchent à tout prix à atteindre le plein-emploi et à lutter contre le chômage, considéré comme le mal du siècle. Nous avons donc du mal à entendre une critique radicale du travail suggérant que ce n’est pas le meilleur moyen de se rendre utile à la collectivité ou de s’épanouir. Mais en prenant du recul, on réalise que cette sacralisation du travail n’a rien d’universel ni de permanent. Les citoyens athéniens, les nobles et membres du clergé de l’Ancien Régime ne cherchaient pas à travailler et s’en portaient bien !

Pourquoi les élites politiques et économiques tiennent-elles autant à faire adhérer l’ensemble de la population à la valeur travail ?

On peut donner deux raisons : tout d’abord, une méfiance de ce que les gens font en dehors de leur travail. On suppose qu’ils perdent leur temps dans une consommation passive et des loisirs idiots et qu’ils se porteraient mieux au travail, bien encadrés pour réaliser des tâches utiles socialement. Mais il y a aussi, derrière cette critique paternaliste méprisante, une crainte politique de ne pas maîtriser le temps de vie d’une population jugée dangereuse, et ce, depuis l’époque moderne. Le travail remplit une fonction disciplinaire : soumettre les individus à l’autorité pour les faire rentrer dans le rang. Après la Fronde du XVIIe siècle en France, Louis XIV crée l’Hôpital général en 1656 pour y enfermer les vagabonds et les forcer à travailler. À la révolution industrielle, patrons, politiciens et philosophes ne cessent d’inventer des techniques pour soumettre les travailleurs. Aujourd’hui, l’anthropologue David Graeber suggère que l’existence des bullshit jobs, emplois jugés inutiles socialement par ceux qui les occupent, est due à une volonté politique de les occuper à tout prix. Ceci afin que ces actifs disposent le moins possible de temps libre, propice à la mobilisation et à la contestation politique. Graeber cite ainsi Orwell : « Je crois que cette volonté inavouée de perpétuer l’accomplissement de tâches inutiles repose simplement, en dernier ressort, sur la peur de la foule. La populace, pense-t-on sans le dire, est composée d’animaux d’une espèce si vile qu’ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés. »

Pourquoi la place du travail dans nos vies varie-t-elle selon les classes sociales et les métiers ?

Les classes sociales aisées, comme les cadres et professions intellectuelles, s’identifient plus à leur travail que les employés ou les ouvriers, à la fois parce qu’elles héritent d’une valorisation du travail par leur famille, mais aussi parce qu’elles estiment avoir la possibilité de s’épanouir dans des métiers qu’elles ont choisis et qui requièrent de longues études. Cela dit, cette identification par le travail va au-delà de la catégorie des classes sociales les plus aisées : elle est aussi très présente chez les indépendants, agriculteurs ou commerçants, qui expriment une forte identité et culture professionnelles. Le dévouement professionnel, qu’on suppose inhérent aux métiers vocationnels, amène des travailleurs à choisir des métiers en étant conscients de la difficulté des conditions de travail : c’est le cas des soignants, des militaires, des enseignants, des pompiers ou des routiers, des cheminots et des ouvriers du BTP. Cette impression de choix les amène à accepter de souffrir en silence. Ce qui empêche d’envisager d’améliorer réellement leurs conditions de travail, par exemple en renforçant les effectifs ou en réduisant les horaires ou la charge de travail. Chacun est censé ravaler sa fatigue et sa colère puisqu’il a choisi cette voie.

En quoi la valorisation idéologique et morale du travail et la place centrale qu’on lui donne sont-elles délétères ?

Cette valorisation nous empêche de critiquer une activité qui nous fait souffrir et nous soumet à des rapports de force hiérarchisés, délétères pour notre épanouissement individuel, notre santé physique et mentale et notre autonomie de citoyen. Et quand bien même il devient plus précaire, le travail demeure valorisé dans les sondages et les discours. Il devient une sorte de Graal, pour lequel il faudrait se battre sans tenir compte des sacrifices. Puisqu’on valorise le travail et qu’on en a fait le ciment de notre protection sociale, on considère que tout emploi est bon à prendre. On est presque fier de commander des sushis pour donner des revenus à un livreur sans papiers. On ne parvient pas à écouter les souffrances de ceux qui ont l’impression que leur travail est inutile socialement, voire nuisible, puisqu’on ne remet pas en question l’existence de ces emplois : au mieux, on leur suggère de se reconvertir. En outre, le culte du travail synonyme d’efficience en vient à imprégner les loisirs. Nous sommes amenés subtilement à optimiser, rentabiliser le temps qui leur est consacré pour valoriser notre capital humain sur le marché du travail. Nos loisirs doivent servir à évacuer le stress professionnel, nos rencontres sociales à optimiser notre réseau et nos voyages à améliorer nos compétences en langues étrangères.

Les métiers qualifiés échappent-ils à cette dérive ?

Pas vraiment. L’impression de compétition permanente, jusqu’alors subie par les « non-qualifiés » qui auraient du mal à trouver un emploi, touche à présent toutes les classes sociales, y compris les plus aisées : les journalistes, les médecins, les universitaires, les avocats, les consultants et les cadres d’entreprise ont l’impression de devoir se battre pour rester à leur place, jamais définitivement acquise. Ils renforcent alors leur adhésion à leur travail pour justifier tant d’efforts. C’est un cercle vicieux. Les contraintes excessives liées au travail en viennent à être largement acceptées et constituent même des motifs de fierté pour les workaholics. Ces contraintes sont perçues comme une réalité inéluctable avec laquelle il faut composer et un défi stimulant qui permet de « se dépasser » et de « sortir de sa zone de confort ». Autant d’expressions qui valorisent l’investissement infini sans tenir compte de ses effets physiologiques et psychologiques délétères.

Quels commentaires vous inspirent les cadres dirigeants qui se plaisent à faire savoir qu’ils travaillent 80 heures par semaine ?

C’est une fierté spécifiquement française, censée témoigner du dévouement consacré à un projet. Dans les pays nordiques, l’amplitude des horaires de travail est plus réduite et les heures supplémentaires sont perçues comme un manque d’organisation plutôt que comme une preuve d’implication. Plutôt que de considérer que c’est une fatalité, on devrait s’interroger sur les mesures à mettre en place pour éviter ces dérives : délégation des tâches, embauche et réduction de la charge de travail.

Sur quels critères juger de la réelle utilité d’un travail, d’un métier, puisque la loi du marché ne suffit pas à le garantir ?

Nous pouvons nous reposer sur des instances démocratiques, composées de citoyens tirés au sort, pourquoi pas selon les mêmes modalités que la Convention citoyenne pour le climat. Les citoyens distinguent bien les besoins essentiels qu’ils veulent voir satisfaits, par exemple les services publics d’éducation, de soin, de transport et de sécurité, des tâches moins essentielles, voire nuisibles. Nous pouvons nous fier à notre bon sens antiproductiviste qui a l’intuition qu’il n’est pas souhaitable de produire autant de marchandises gâchées ou de mauvaise qualité. La force politique peut s’opposer à la loi du marché.

Vous établissez aussi un lien entre l’excès de travail, le productivisme et la crise écologique…

Travailler plus pour gagner plus, consommer plus et produire plus : le productivisme n’a aucune limite. Or les ressources environnementales que chaque activité de production consomme et détruit définitivement sont bel et bien finies. Il revient donc à la force politique d’imposer des limites au travail qui contribue au productivisme pour répondre à l’urgence écologique, comme le suggérait André Gorz.

Parcours

Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne et agrégée de philosophie, Céline Marty a enseigné à Sciences Po avant d’entamer un doctorat en philosophie du travail sur l’œuvre d’André Gorz, notamment sur sa théorie de l’autogestion et sa critique écologique de la société capitaliste. Par goût de vulgarisation et de transmission, elle diffuse ses analyses sur sa chaîne Youtube META et dans la série de vidéos Philoboulot pour le média Welcome to the Jungle, qui comptabilise des centaines de milliers de vues. Elle est l’auteur de Travailler moins pour vivre mieux : Guide pour une philosophie antiproductiviste, paru aux éditions Dunod en octobre 2021.

Auteur

  • Frédéric Brillet