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Secteurs pénuriques : Des ruptures de contrats d’apprentis étrangers qui inquiètent les patrons

Le point sur | publié le : 06.12.2021 | Dominique Perez

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Secteurs pénuriques : Des ruptures de contrats d’apprentis étrangers qui inquiètent les patrons

Crédit photo Dominique Perez

Engagés dans une formation professionnelle, majoritairement sous contrat d’apprentissage, de jeunes étrangers se voient signifier des obligations de quitter le territoire. L’incompréhension monte chez des employeurs et établissements de formation qui commencent à faire entendre leurs voix.

Impossible d’obtenir un chiffre précis pour mesurer l’ampleur du phénomène1. Mais l’inquiétude monte, y compris au cœur de fédérations professionnelles et d’organisations d’employeurs confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. Tandis que l’apprentissage et la formation professionnelle sont présentés comme des voies privilégiées pour répondre à des besoins de recrutement patents dans certains secteurs, de plus en plus d’apprentis étrangers sous contrat ou de lycéens professionnels engagés dans des CAP, BP ou bac pro se voient signifier, à leur majorité, une obligation de quitter le territoire français (OQTF). À la clé, dans la plupart des cas : une interruption du contrat d’apprentissage et la fin d’un rêve d’embauche des jeunes une fois diplômés.

Le sujet, devenu brûlant dans un contexte préélectoral tendu sur la question migratoire, apparaît de plus en plus à la une de journaux locaux faisant état de situations particulières. Il a pris une envergure nationale quand un des patrons concernés a choisi la manière forte pour dénoncer la situation. Stéphane Ravacley, patron boulanger de Besançon, a défrayé la chronique en choisissant la grève de la faim pour la régularisation de Laye, son apprenti venu de Guinée (lire son interview ci-après). Ailleurs en France, dans l’Ain, une patronne, cette fois, Patricia Hyvernat, a décidé de faire de même en février 2021 pour garder son apprenti boulanger, Yaya, qui préparait un CAP. Ces deux actions spectaculaires, qui ont abouti, au bout de plusieurs semaines, à la délivrance d’autorisations de travail, ont peu à peu fait apparaître de nombreuses situations similaires. Au point que les deux boulangers ont créé une association, Patron-n-es solidaires, dont ils sont respectivement président et vice-présidente, pour soutenir les employeurs et les jeunes dans toute la France.

Très motivé, toujours partant

Pris en charge par l’ASE (Aide sociale à l’enfance) à leur arrivée en France en tant que mineurs étrangers non accompagnés et donc à protéger, la plupart des jeunes apprentis concernés se voient proposer un parcours d’intégration et de formation par leur structure d’accueil, l’engagement dans une filière professionnelle étant l’une des conditions sine qua non pour l’obtention d’un titre de séjour à leur majorité. Jusqu’à ces dernières années, au vu de leur parcours, la régularisation était le plus souvent au bout du chemin. Depuis plusieurs mois, cette condition d’insertion semble ne plus suffire à des préfectures qui, dès que les jeunes atteignent l’âge de 18 ans, estiment que les critères ne sont pas réunis pour leur maintien sur le territoire français. Non-reconnaissance de la validité de leurs actes de naissance, insertion considérée comme non suffisante en France… les raisons du rejet diffèrent. Et provoquent l’incompréhension de patrons démunis. « Nous avons recruté Ibrahima en apprentissage en juillet 2017, témoignent ainsi Alain et Véronique Ecobichon, dirigeants de l’entreprise Murs Sols Création, de Pontchâteau, en Loire-Atlantique. Il nous avait été présenté par l’organisme qui l’accueille en tant que mineur. Nous l’avons d’abord pris en stage, deux semaines, puis quatre, avant de lui proposer un contrat d’apprentissage pour préparer un CAP de carreleur. Il est très motivé, toujours à l’heure, toujours partant… » En 2019, le jeune Ibrahima prépare d’arrache-pied le concours du meilleur apprenti de France, pour lequel il obtient la médaille d’argent du département. Un sans-faute – qui n’empêche pas un refus de régularisation en janvier 2020, à ses 18 ans. « Il est hors de question que nous l’abandonnions. Il est soutenu par des élus de la ville et par l’association des Patron-ne-s solidaires », déclarent les époux Ecobichon. Situation comparable pour Stéphane Evrard, patron du Paradis des Gourmands, une boulangerie-pâtisserie de Lavelanet, en Ariège. Il a signé un premier contrat d’apprentissage à Fodé, jeune Malien qui, après son CAP de boulangerie, a choisi de poursuivre une mention complémentaire dans l’espoir de préparer ensuite un BP. « Cela fait deux ans que l’on travaille ensemble, personne ne peut rien lui reprocher sur sa vie sociale : il joue au foot dans l’équipe du village, a son appartement et ne pose aucun problème au travail, au contraire. Nous avons lancé une pétition qui a recueilli 26 000 signatures », précise Stéphane Evrard. En attente de la décision du tribunal administratif, qui doit statuer sur la décision de la préfecture, le patron espère une issue favorable. Une autorisation provisoire de travail permet cependant à Fodé de poursuivre sa formation.

Des CFA en porte-à-faux

Ces situations qui commencent à devenir visibles un peu partout sur le territoire, y compris dans de grandes entreprises du bâtiment ou de l’industrie, préoccupent également des CFA qui s’interrogent sur l’avenir. Intégrés dans des filières de formation souvent pénuriques, dans le bâtiment, la gestion des déchets, la propreté ou l’hôtellerie-restauration, ces jeunes répondent souvent à des besoins criants de compétences.

« Environ 30 % de nos effectifs sont composés d’apprentis d’origine étrangère, constate un directeur de CFA du bâtiment qui souhaite rester anonyme. Si cette tendance s’amplifie, certains secteurs vont vivre une pénurie de main-d’œuvre encore plus grave, qui peut même devenir dramatique. » Un CFA confronté directement à une situation récente a laissé le responsable abasourdi. « Un jeune apprenti malien, qui a déjà obtenu son CAP dans un domaine du bâtiment avec une grande entreprise, qui est maintenant en bac pro deuxième année et est l’un des premiers de sa classe, s’est vu refuser récemment la reconduction de son titre de séjour salarié, pour des motifs que nous n’arrivons pas à comprendre. Le premier est que son contrat – se terminant en août 2022 – ne lui donne pas droit à cette reconduction, le deuxième, qu’il n’est pas chargé de famille en France, et le troisième, que son pays d’origine est sûr », explique-t-il. L’entreprise et le CFA écrivent en soutien à la préfecture, qui n’a pas donné de réponse à ce jour… Un recours est également engagé auprès du tribunal administratif. « Je ne comprends pas pourquoi son titre de séjour n’est pas au moins prolongé jusqu’à la fin de contrat d’apprentissage », soupire ce directeur de CFA.

Quelles règles du jeu ?

Si, localement, des soutiens se font jour de la part d’organisations patronales qui tentent d’obtenir gain de cause pour leurs adhérents, la parole publique nationale des représentants patronaux et des grandes entreprises sur cette question se fait très rare, sinon absente. Pour Pascal Picault, vice-président de la FNADIR (Fédération nationale des directeurs de centres de formation d’apprentis), « c’est un sujet très épineux. Nous n’avons pas d’éléments sur des règles du jeu, qui ont l’air de changer. Ce que l’on sait, c’est qu’à 18 ans la foudre peut tomber, même s’il semble que d’un département à l’autre, les situations soient différentes. Sans doute l’État ne veut-il pas faire de l’apprentissage une voie privilégiée de régularisation. Nous sommes demandeurs de séances d’information qui pourraient être organisées par les DREETS. Nous comprenons qu’on ne les fasse pas passer en priorité, mais ces jeunes sont là, ils en veulent, ils ont eu un parcours de vie complexe, qui leur a apporté une grande maturité, ils ont un patron qui croit en eux, un CFA exigeant et bienveillant, et ils décrochent les diplômes », dit-il. Constatant des remontées croissantes des adhérents sur ces situations au cours des dernières semaines, la fédération n’exclut pas d’effectuer des démarches vis-à-vis du ministère de l’Intérieur ou de la DGEFP (Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle) pour connaître les règles du jeu. « À défaut, il y a une telle tension sur le marché de l’emploi du bâtiment, notamment, que les fédérations et les grandes entreprises risquent à un moment de faire entendre leur voix. C’est un peu comme une bombe à retardement », prévient-il. Constat partagé par le directeur de CFA précité : « Il faudrait tuer ces tentatives dans l’œuf. Sinon, nous allons vers un vrai problème. Le stress va monter chez les jeunes concernés, qui sont sans problème et à fond dans leur parcours, exemplaires la plupart du temps, souvent moteurs de classe. » La voie législative sera-t-elle (à nouveau) sollicitée pour clarifier la politique globale vis-à-vis des apprentis étrangers ? Après le Sénat, l’Assemblée nationale pourrait en être l’un des vecteurs. Reste à savoir si l’approche des élections sera un frein ou un accélérateur…

(1) Le ministère de l’Intérieur, sollicité à plusieurs reprises, ainsi que certaines fédérations professionnelles concernées, n’ont pas répondu à nos demandes de clarification.

Auteur

  • Dominique Perez