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Le grand entretien

« Nous ne nous entendons plus sur ce que le travail désigne »

Le grand entretien | publié le : 06.12.2021 | Judith Chetrit

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« Nous ne nous entendons plus sur ce que le travail désigne »

Crédit photo Judith Chetrit

La société confère beaucoup d’importance au travail et nous passons un cinquième de notre temps éveillé à travailler. Mais nous peinons à en avoir une définition explicite et partagée. Des confusions perdurent entre travail, emploi et salariat. C’est le constat qui ouvre le nouveau livre : Les Troubles dans le travail, de la sociologue Marie-Anne Dujarier. Selon elle, ces débats sociaux dérivent notamment de l’apparition de nouveaux modèles productifs, de la dévalorisation du care et de l’importance prise par les revenus du capital.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux « troubles dans le travail » ?

Mon enquête sur ce que nous appelons « travail » est partie de l’observation de situations concrètes : lorsque nous utilisons des caisses prétendument automatiques ou chaque fois que nous donnons des informations, tels que des types d’achats, des requêtes, etc., ou que nous faisons des réalisations, comme des photos et des vidéos sur des sites Internet qui en tirent profit, travaillons-nous ? Oui, répondent certains, puisqu’il s’agit d’activités productives, qui demandent parfois de la peine, des efforts et des compétences, et qui, d’ailleurs, trouvent leur équivalent sur le marché du travail. Et surtout, en plus d’être productive, cette activité est profitable pour des entreprises. Pourtant, disent leurs contradicteurs, elle n’est pas toujours vécue comme du travail par les concernés. S’interroger sur ces pratiques rappelle que ce que nous appelons aujourd’hui travail résulte d’une convention sociale de langage, située historiquement.

D’où provient la polysémie du terme travail ?

Si l’on regarde l’histoire de ses usages dans les dictionnaires de langue française, on constate que derrière sa grande polysémie, le travail recouvre trois grands champs de significations : depuis dix siècles, ce mot sert à désigner la peine que l’on se donne pour faire quelque chose. Puis, nous avons utilisé ce mot pour désigner aussi la chose réalisée, l’ouvrage, plus ou moins beau et utile, ou bien la chose à faire, la tâche. Enfin, bien plus récemment, le travail désigne l’emploi rémunérateur. Or au-delà du digital labor et du débat qu’il soulève, j’ai observé que de nombreuses situations actuelles dissocient l’activité, la production utile, l’emploi et le revenu dont on peut vivre. Ceci concerne bien sûr les tâches domestiques, ainsi que celles de reproduction et de care, mais aussi de nombreux emplois dont il n’est pas possible de vivre, et même des pratiques productives professionnelles non rémunérées consenties dans l’espoir de l’être, et ce, au même moment que des revenus élevés sont obtenus sans rien faire… La catégorie « travail » en est donc troublée. Nous ne nous entendons plus sur ce qu’il désigne.

Dans quelle mesure les institutions du travail prennent-elles en compte ces transformations sociales ?

Le trouble sur la catégorie de pensée « travail » interroge non seulement nos usages ordinaires du mot, mais aussi et surtout les institutions dites « du travail ». Celles-ci sont apparues relativement tard : ce n’est qu’à partir du XIXe siècle et surtout au XXe qu’il devient progressivement un terme central dans les débats politiques, fait son entrée dans le droit, teinte des spécialités professionnelles – inspecteur, médecin, statisticien, hygiéniste… –, qualifie un ministère, puis devient l’objet d’une science éponyme. Mais si l’on regarde de près, ce terme y désigne en réalité plutôt l’emploi et en particulier l’emploi salarié, dominant aujourd’hui. Chaque fois que des pratiques sociales, anciennes ou nouvelles, ne sont pas couvertes par les institutions, elles les mettent à l’épreuve. On se demande ainsi s’il faut faire entrer ces pratiques dans le Code du travail, en salariant celles qui font les tâches domestiques, par exemple, ou en créant la figure de l’employeur de l’activité animale et de la production des robots. Ainsi, faut-il compter dans nos statistiques la richesse produite par les aidants familiaux ? Ces quelques exemples signalent que, derrière les troubles concernant le mot travail, c’est en réalité le devenir des institutions qui est questionné.

Comment s’explique cette substitution lexicale entre le travail et le salariat ?

L’institutionnalisation du travail s’est faite avec la croissance du salariat dans la société, depuis la Révolution française et avec la transformation industrielle de l’économie. L’invention d’un marché du travail – qui est en réalité un marché de l’emploi, sur lequel les individus viennent vendre leur force productive pour un temps contractuel – est devenue la clé de voûte de la survie. Depuis deux siècles, il faut avoir un emploi pour vivre ou survivre matériellement, mais aussi socialement et psychiquement. La norme d’emploi a été instituée, mais sous l’appellation « travail ». Ce glissement sémantique a progressivement gagné le langage ordinaire, comme dans l’expression : « Je cherche du travail ». Pourtant, les autres significations du mot travail n’ont pas disparu : elles restent bien présentes, au risque d’un quiproquo permanent dans nos échanges quotidiens comme dans les débats politiques, moraux et scientifiques, notamment au moment de qualifier le travail et de clamer – ou non – sa nécessité.

Dans votre livre, à travers l’histoire et la sociologie, vous décrivez les frontières sémantiques du mot travail. Qu’en est-il pour celui de travailleur ?

Le mot « travailleur » a signifié bourreau en ancien français. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’il désigne une « personne qui travaille ». L’usage du mot, au pluriel notamment, devient crucial avec le salariat. En effet, celui-ci crée une condition commune à des masses d’enfants, de femmes et d’hommes qui exercent des métiers très divers, dans des situations difficilement comparables. Au XIXe siècle, le mot est central dans les mouvements politiques et syndicaux. Dans le marxisme, les travailleurs sont vus comme les sujets d’une histoire émancipatrice, mais on retrouve aussi le mot dans les organismes internationaux, tels que le Bureau international du travail, institué par le traité de Versailles. Au XXe siècle, tous les courants politiques ont fait l’éloge du travail et des travailleurs. La figure du travailleur est surtout celle d’un salarié, ouvrier, mâle, travaillant hors du domicile. Quant à la « travailleuse », elle est, jusqu’au XVIIe siècle, un petit meuble de couture… Cette représentation sociale dominante, qui exclut les femmes salariées mais aussi les tâches productives utiles et profitables hors salariat, est donc aussi troublée par les transformations sociales. Et ici encore, ce trouble interroge les institutions fondées sur l’idée de l’exploitation ou de la défense des travailleurs.

Les significations diverses prêtées au travail influent-elles aussi sur les valeurs qui y sont associées dans la société ?

Les valeurs et les enjeux attachés aux diverses significations du travail sont vitaux en même temps que multiples. Les jugements moraux portés sur l’activité, sur ce qu’elle produit comme sur l’équation économique qui les enserre sont nombreux et rarement convergents. Au nom de la valeur travail comprise comme activité, éventuellement qualifiée de « passionnante », des femmes et des hommes renoncent à une rémunération décente et même parfois à faire une chose qu’ils jugent utile. Au nom de l’utilité sociale, d’autres acceptent une activité harassante et mal payée, voire gratuite. De même, au nom de l’emploi, on peut offrir à certains de produire des choses qu’ils réprouvent, dans des conditions d’activité dégradées. Dans tous ces cas, très courants, au lieu de penser les conflits de valeurs en jeu, au nom de l’une d’elles, on sacrifie les autres. Pour le plus grand profit des employeurs, qu’ils soient le mari qui met les pieds sous la table, le client d’une course de VTC ou une organisation capitaliste, associative ou publique.

Parcours

Professeure de sociologie à l’université de Paris, Marie-Anne Dujarier est membre du Laboratoire de changement social et politique (LCSP) et associée au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) du Cnam et du CNRS. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail (éditions La Découverte, 2016), Le Travail du consommateur (éditions La Découverte, 2014) et Les Troubles dans le travail (éditions PUF, septembre 2021).

Auteur

  • Judith Chetrit