Il faut en effet rappeler que neuf personnes en emploi sur dix sont salariées, dont une majorité en CDI. Le salariat stable connaît des mutations significatives qu’il s’agit d’appréhender dans cet ouvrage. C’est ce que je nomme le nouvel esprit du salariat dans une référence transparente au Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello. Ces auteurs constatent que le capitalisme contemporain exige une implication des salariés que la contrainte hiérarchique et la motivation matérielle ne suffisent pas à susciter. Il a donc fallu forger toute une idéologie à même de susciter cet engagement. Idéologie que j’appréhende dans mon livre à travers l’étude empirique des évolutions des systèmes de rémunération. Concrètement, ce nouvel esprit du salariat favorise l’avènement d’un travailleur autonome et responsable. L’autonomie au travail n’est pas accordée, mais exigée des salariés, qui doivent s’impliquer aussi fortement au travail que s’ils travaillaient pour leur propre compte. Avec tout ce qui s’ensuit en matière de rémunération variable.
Jusque dans les années 1970, la norme est celle d’un salaire de base fixe et collectif, reposant sur les grilles de classification. Il est régulièrement augmenté, sous la double mécanique de l’ancienneté et des hausses générales de salaires. Dans les années 1980, on observe une tendance à l’individualisation des salaires et, à partir des années 2000, à un mouvement de complexification et de diversification des pratiques de rémunération. Dorénavant, les salariés perçoivent à la fois des éléments fixes et variables, individuels et collectifs. La complexification et la diversification des pratiques de rémunération s’accompagnent par ailleurs d’un affaiblissement des traditionnelles augmentations générales des salaires, une pratique caractéristique des Trente Glorieuses. Dans ce nouvel âge du salariat, une part de plus en plus grande des rémunérations échappe à la régulation de branche. Plus encore, la part individualisée des rémunérations finit par se réduire à une négociation directe avec le supérieur hiérarchique. Les managers ont alors intégré à leur batterie d’outils managériaux ces différents dispositifs de rémunération, collectifs et individualisés, réversibles et irréversibles, dans des agencements complexes, usant de la part variable comme d’un levier pour mobiliser les salariés. En les enjoignant de « faire leur salaire », on les responsabilise pour obtenir leur implication et on les persuade que, tels des travailleurs indépendants, ils ne s’inscrivent pas dans un lien de subordination vis-à-vis de l’employeur, mais travaillent pour leur propre compte. Les primes variables sont ainsi justifiées au motif qu’elles permettent d’établir des inégalités « justes » entre salariés, en fonction de leur mérite et de leur implication.
Les dirigeants d’entreprise ont changé d’avis car ces dispositifs permettent de rendre le salaire partiellement flexible. Des enquêtes démontrent d’abord que le principe de non-substitution des primes d’intéressement aux salaires fixes n’est pas toujours respecté. Ensuite, le régime fiscal et social de ces dispositifs variables est très avantageux pour les employeurs et pour les salariés. Les patrons ont donc tout intérêt à développer la part variable. En outre, les salariés sont plutôt favorables à ce système censé récompenser la performance individuelle, d’autant que le développement de la part variable et de l’autonomie vont de pair. Avec la croissance de l’autonomie, le contrôle ne disparaît pas mais change de forme, au travers de l’autocontrôle, du contrôle par les objectifs, par les indices de satisfaction des clients, par les entretiens individuels d’évaluation, par tout un ensemble d’indicateurs quantitatifs censés mesurer la performance des salariés. Ce n’est plus tant l’exécution du travail qui est contrôlée que les résultats. Ces stratégies patronales visent à l’euphémisation du lien de subordination, favorisant de la sorte le passage du contrôle à l’autocontrôle, de l’exploitation à l’auto-exploitation.
Tous ces salariés se perçoivent comme individuellement responsables de leurs résultats, ce qui a pour conséquence de susciter une forte implication au travail. Mais ils se distinguent par la nature des variables qu’ils perçoivent et la part que ceux-ci prennent dans leur rémunération totale. L’enquête menée sur le partage de bénéfices – intéressement, participation, actionnariat salarié – dans une entreprise de la grande distribution permet de faire émerger la figure du « salarié associé », qui se caractérise par une forte intégration dans l’entreprise et dans le collectif de travail. Parce qu’il est souvent actionnaire, il se considère responsable des résultats de l’entreprise et a le sentiment que sa rémunération reflète son engagement au travail. À l’inverse, lorsque le partage des bénéfices se transforme en partage des risques, le salarié prend conscience de la faiblesse de sa rémunération et de son incapacité à l’augmenter.
Dans cet univers, les primes sur objectifs responsabilisent les salariés sur leurs résultats et les incitent à faire plus. Leur mise en œuvre pose néanmoins l’épineuse question des critères d’évaluation mobilisés pour établir des inégalités « justes ». Pris dans des contraintes budgétaires et des considérations morales, les managers en charge de les distribuer se voient en réalité dans l’incapacité de respecter l’idéal méritocratique qui fonde les primes sur objectifs. En résulte une opacification des critères de répartition qui donne le sentiment aux salariés que ces primes sont distribuées « à la tête du client ».
Ces salariés payés à la commission entretiennent une forte proximité avec les travailleurs indépendants. Comme eux, ils bénéficient d’une grande autonomie au travail et se perçoivent comme responsables de leurs résultats. Très attachés à cette forme de rémunération, ils voient l’incertitude salariale qui l’accompagne comme le prix à payer pour la liberté dont ils disposent.
Avec le déploiement des formes de rémunérations variables et individualisées, les salariés se trouvent confrontés à l’incertitude de leurs revenus qui peuvent chuter à tout moment. Responsabilisés sur leur salaire, c’est dorénavant à eux, et non plus à l’employeur, d’assumer les risques du marché et de déployer des stratégies pour y faire face et stabiliser leur condition. Dès lors, les régulations collectives susceptibles d’encadrer ces pratiques se révèlent inopérantes. Ce processus lèse les salariés les plus démunis et notamment les femmes, pour diverses raisons. D’abord, les politiques salariales sont moins avantageuses dans les emplois qu’elles occupent majoritairement. Moins enclines que leurs collègues masculins à solliciter leur supérieur pour négocier une augmentation, elles sont en outre oubliées lors de la distribution des primes. Enfin, du fait de l’inégale répartition des tâches domestiques et parentales, elles sont considérées comme moins disponibles et jugées de ce fait moins « méritantes » que leurs collègues masculins. Ces rémunérations variables déstabilisent par ailleurs la condition salariale en brouillant la frontière entre travail salarié et indépendant. D’un côté, les salariés doivent « faire leur salaire », ce qui rapproche leur condition de celle des travailleurs indépendants. De l’autre, la condition des « nouveaux » indépendants tend à les rapprocher des salariés. Ainsi, les chauffeurs Uber, bien qu’indépendants, voient leur activité encadrée et contrôlée par la plateforme. On assiste ainsi à l’expansion d’une zone grise entre indépendance et salariat.
Derrière cette demande d’autonomie s’exprime une critique légitime du salariat, trop associé à un excès de hiérarchie et de contrôle. Pour autant, le développement d’une société de petits entrepreneurs indépendants ne paraît pas souhaitable car source de précarité. C’est aujourd’hui la condition salariale qui protège et garantit le mieux les droits des travailleurs et travailleuses. Des combinaisons favorisant l’autonomie et préservant les droits et les protections associés à la condition salariale demeurent à inventer.
Sophie Bernard est professeure de sociologie à l’université Paris Dauphine et chercheuse à l’Irisso (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) qui opère dans le champ de la science politique, de la sociologie et de l’économie. Elle est également membre junior de l’Institut universitaire de France et a publié Travail et automatisation des services (Octarès, 2012) et Le Nouvel Esprit du salariat (PUF, Humensis, 2020).