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Les clés

La vie infernale des nettoyeurs du web

Les clés | À lire | publié le : 22.11.2021 | Lydie Colders

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La vie infernale des nettoyeurs du web

Crédit photo Lydie Colders

 

Dans cette enquête, la chercheuse américaine Sarah T. Roberts dévoile un pan sombre de l’industrie du web : celui des conditions de travail des modérateurs, sous-traitants qui « nettoient » la toile et modèrent les propos extrémistes. Édifiant.

Tandis que les critiques pleuvent sur le manque de modération de Facebook, pour comprendre l’envers (bien peu reluisant) du décor, il faut lire cette enquête de Sarah T. Roberts, fruit de huit ans de recherches. Des États-Unis aux Philippines, cette professeure à UCLA a étudié la face cachée des entreprises du web et en particulier le travail invisible de milliers de modérateurs, chargés de purger les réseaux sociaux et les sites d’images abjectes ou de commentaires haineux. Au travers d’entretiens, elle y décrit un système fait de sous-traitance en cascade à l’échelle mondiale – de prestataires au Canada jusqu’à des centres en Asie. Dans cette usine du monde, « on peut trouver une équipe de prestataires au siège, engagés et payés par une société de services. Cette équipe peut à son tour travailler avec des centres d’appels qui ont des entités de modération dans le monde entier », ou faire appel à des « micro-travailleurs, face à un afflux massif de contenus », explique-t-elle. Car les Gafa « développent des stratégies hybrides », une externalisation qui permet de réduire les coûts et « n’engage pas leur responsabilité » face à ce qu’endurent les modérateurs, dénonce la chercheuse en sciences de l’information.

Des risques de traumatismes

De l’Iowa à Manille, son enquête montre les conditions des « nettoyeurs » du Web, souvent des jeunes diplômés, employés en CDD par des prestataires, travaillant en agence ou chez eux pour des rémunérations parfois proches du Smic. « La valse des employés » est forte, souligne-t-elle. Une façon d’éviter « que ces travailleurs s’organisent pour obtenir de meilleures conditions de travail ». Mais aussi « d’exonérer » les Gafa des risques sur leur santé mentale, qui se dégrade à force de visionner des vidéos insoutenables de violence. Sur ce point, le chapitre sur la modération dans la Silicon Valley est glaçant : au travers des récits d’ex-employés prestataires d’un réseau social bien connu, la chercheuse décrit les atrocités auxquelles ces jeunes sont exposés (guerre, pornographie, violence sur des enfants). Un danger qu’ils nient en partie, se réfugiant dans les blagues, mais qui fait des ravages : « Les films d’horreur n’ont plus aucun effet sur moi. Cela cause des dommages irréparables », confie un modérateur. Si cette entreprise cliente a fini par proposer des visites chez un psychologue, Sarah T. Roberts y voit de simples « boucliers », ces traumatismes se manifestant « longtemps après leur contrat. » La chercheuse sonne l’alerte : il est temps d’en finir avec cette sous-traitance dangereuse des Gafa. Et de légiférer pour encadrer et améliorer les conditions de travail de ces milliers de travailleurs « confrontés aux pires facettes de l’humanité », écrit-elle. Car pour elle, l’armée de ces nettoyeurs du web va augmenter : l’intelligence artificielle, malgré certains progrès, « reste un vœu pieu » pour purger les réseaux.

Auteur

  • Lydie Colders