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Le grand entretien

« Il faut viser la décision éclairée »

Le grand entretien | publié le : 22.11.2021 | Frédéric Brillet

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« Il faut viser la décision éclairée »

Crédit photo Frédéric Brillet

 

Dans leur essai intitulé La Prise de décision – Un peu de philosophie pour les pros qui veulent décider autrement1, Marion Genaivre et Flora Bernard (fondatrices de Thaé) s’interrogent sur ce que peuvent être les fondements philosophiques des décisions professionnelles prises dans les organisations.
 
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce livre ?

L’envie d’écrire ensemble ! Mais aussi, et surtout, l’envie, après huit ans de pratique de la philosophie au sein des organisations, d’éclairer ce que font tous les jours tous ceux qui travaillent : décider. Et faire prendre conscience à ceux qui ont des responsabilités fortes – managers et dirigeants – que leurs décisions ont toujours, d’une manière ou d’une autre, des enjeux éthiques, et donc une dimension philosophique. Avec Thaé, l’agence que nous avons cofondée, notre ambition est précisément de cultiver cette dimension : questionner les certitudes et les manières habituelles de faire, dialoguer en privilégiant l’écoute et l’esprit critique, réinterroger le sens des concepts au cœur du monde du travail – confiance, coopération, autorité, autonomie… –, souvent vidés de leur sens. Il est assez fréquent d’opposer la pensée à l’action : la pensée serait l’apanage de ceux qui en ont le loisir et le temps – les philosophes, entre autres – et l’action, l’apanage de ceux qui sont engagés dans la vie matérielle – les organisations, entre autres. Mais qu’est-ce qu’une action, si ce n’est une décision, plus ou moins consciente, de faire ceci plutôt que cela ? C’est pour cela que nous nous sommes intéressées à la décision et à sa dimension éthique. Le contexte actuel, mondialisé et digitalisé, fait d’incertitudes et de complexité, rend encore plus essentiel le fait de penser la décision en ces termes. Il y a quatre ans, nous avons développé une formation à la décision, qui permettait de mettre en lumière que nous décidons souvent en fonction d’une certaine disposition éthique et de modes de raisonnement. Et que, si nous n’y prenons pas garde, certaines pressions peuvent s’exercer sur nous et nous rendre temporairement aveugles à la dimension éthique de nos décisions. Écrire sur ce sujet a donc été la continuation naturelle de notre réflexion.

Quelle place prend la décision dans la vie professionnelle des managers et des dirigeants ?

Ils prennent des décisions à longueur de journée, sans même toujours en avoir conscience. C’est lorsqu’ils hésitent entre plusieurs possibilités d’action, voire sont face à un dilemme, qu’ils prennent conscience de ce qu’implique le fait de décider et donc de se positionner. Mais en fonction de quoi nous positionnons-nous ? C’est ce que nous avons voulu montrer dans ce livre : nous nous positionnons en fonction de la représentation que nous avons de la réalité, de nos dispositions éthiques, de notre manière de raisonner et d’user de notre intuition. Et aussi du sens que nous avons de notre responsabilité et de ce que la situation provoque en nous d’émotions.

Qu’est-ce qu’une « bonne » décision professionnelle ?

On en donne souvent une définition réductrice. On dira notamment qu’une décision est bonne quand elle entraîne des conséquences positives immédiates pour celui qui la prend et/ou son entourage. Mais qu’en est-il au-delà de ce cercle et sur un temps plus long ? On dira aussi qu’une décision est bonne lorsqu’elle est conforme aux règles et normes en vigueur dans un environnement socioprofessionnel donné. Pour beaucoup d’organisations aujourd’hui, l’éthique équivaut à la conformité. Or les situations dans lesquelles cette « équivalence » est fausse sont nombreuses : comment faire pour prendre la « bonne décision » en situation d’incertitude quant aux conséquences ? En situation d’absence de règles ? En situation où ce qu’impose la règle est contre-intuitif d’un point de vue éthique ? En situation d’injonction paradoxale, où deux règles se contredisent parce que n’obéissant pas à la même logique ? Toutes ces questions renvoient finalement à une seule : la bonne décision existe-t-elle et, si oui, de quoi faut-il être conscient pour la prendre ?

Comment les managers peuvent-ils alors s’en sortir ?

Plutôt que de chercher à prendre « de bonnes décisions », nous leur recommandons de chercher à prendre « des décisions éclairées ». La décision éclairée implique d’être conscient des représentations, valeurs, émotions et conséquences qu’elle embarque. Ce terme nous semble plus fécond, émancipateur et opérationnel pour les managers. La décision éclairée implique en effet l’exercice de l’esprit critique et le dialogue avec son entourage pour aider à y voir plus clair. Au fond, nous insistons sur la conscience de ce qui compose une décision parce que cette conscience dépend de nous, alors que les conséquences de nos décisions nous échappent toujours en partie.

À quelles doctrines philosophiques doit-on se référer pour prendre une décision éclairée ?

Une décision éclairée véritablement par une réflexion philosophique pourrait impliquer que les managers et les dirigeants se posent les questions issues de trois grandes traditions éthiques – nous aurions là un premier élément d’une approche philosophique de la décision. Les conséquences de ma décision visent-elles l’utilité pour le plus grand nombre (éthique utilitariste) ? Quelles valeurs est-ce que je défends avec cette décision (éthique des vertus) ? Est-ce que je fais mon devoir en décidant de cette manière (éthique déontologique) ?

À laquelle de ces doctrines les managers sont-ils le plus sensibles ?

Notre culture de la solution et de la bonne réponse nous rend naturellement sensibles à l’éthique conséquentialiste et utilitariste. Or il nous semble qu’aujourd’hui, cette notion d’utilité a été dévoyée pour signifier l’utilité pour moi, pour mon cercle proche ou pour mon organisation, ce qui n’était pas du tout l’intention des philosophes : ils avaient en tête le bien commun. Les managers et les dirigeants ont-ils toujours l’utilité pour le plus grand nombre en tête quand ils prennent des décisions ? Rien n’est moins sûr, même si les réflexions sur le bien commun et l’entreprise à mission incitent les dirigeants à réfléchir en ce sens.

La forme juridique des organisations influence-t-elle la prise de décision ?

Certaines des entreprises avec lesquelles nous travaillons sont des entreprises mutualistes et nous avons pu observer que l’utilité, dans ce cas, est plus souvent comprise comme celle pour le plus grand nombre et que le sujet des valeurs comme critère de décision y est davantage présent que dans d’autres structures. Il serait donc intéressant de faire une typologie des modes de décision en fonction de la structure actionnariale des entreprises. Une entreprise cotée en Bourse et soumise à la pression d’actionnaires qui regardent la seule rentabilité de leur investissement ne se comporte pas de la même manière qu’une entreprise dont les actionnaires le sont aussi pour d’autres raisons.

Les managers et les dirigeants se donnent-ils toujours les moyens de prendre des décisions éclairées ?

Sans doute pas ! Et pour cause, c’est redoutablement difficile. Nous le rappelons dans notre livre, mais il faut savoir qu’il y a un certain nombre de pressions qui nous empêchent de prendre des décisions éclairées : la pression du temps, du groupe, du rôle et de l’autorité, entre autres. Nous pouvons alors perdre l’accès à nos valeurs et devenir temporairement aveugles à la dimension éthique de nos actions. Se donner les moyens de prendre des décisions éclairées, ce serait, pour les décisions qui le demandent – les décisions stratégiques notamment –, questionner les représentations, dialoguer avec d’autres qui pensent différemment, nommer les pressions qui s’exercent. Ce qui requiert du temps et un climat de confiance, deux choses dont les organisations manquent aujourd’hui…

Toutes les décisions que les managers ou les dirigeants doivent prendre impliquent-elles la prise en compte de l’éthique ?

Dans la mesure où l’éthique concerne tout ce qui relève du comportement humain – ethos, en grec, signifiant littéralement « manière d’être » – et de ses conséquences sur le monde, toute décision implique une dimension éthique. Même celles qui, à première vue, en sont dépourvues. Décider, par exemple, de produire ceci ou cela avec telle ou telle matière peut s’envisager sous l’angle du prix de revient. Mais, au fond, avec ce que nous savons aujourd’hui des conditions de travail et de l’impact écologique de ce que nous produisons, pouvons-nous faire l’économie d’un questionnement éthique même dans ce qui apparaît décorrélé de l’humain ? En outre, les considérations éthiques sont parfois absentes de décisions qui concernent pourtant très directement la personne humaine – recruter, créer des équipes, réorganiser des services, se séparer d’un collaborateur… Autrement dit, ce n’est pas la situation qui fait qu’une décision embarque de l’éthique, c’est l’état d’esprit du décideur. Raison pour laquelle il est essentiel d’œuvrer à développer un champ de conscience plus riche chez les managers et les dirigeants.

Parcours

Marion Genaivre, après trois masters de recherche en philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, choisit d’interrompre sa recherche universitaire pour se lancer en philosophie appliquée. Elle rejoint Deloitte Conseil, où elle collabore aux travaux du département Risk Advisory sur le risque de réputation et la démarche éthique des entreprises. En 2013, elle cofonde Thaé avec Flora Bernard pour aider les organisations et les dirigeants à faire sens de leur action.

Flora Bernard, diplômée en sociologie de la London School of Economics, passe quinze ans au service des organisations dans le domaine du développement durable (EY, BeCitizen, Suez, en France, au Royaume-Uni, en Inde). En 2013, elle cofonde l’agence de philosophie Thaé et en 2016, elle publie Manager avec les Philosophes (Dunod).

(1) La Prise de décision – Un peu de philosophie pour les pros qui veulent décider autrement, éditions Dunod, octobre 2021.

 

Crédit photo:  Christophe Pouget

Auteur

  • Frédéric Brillet