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Le grand entretien

« Les entreprises qui veulent survivre doivent aller plus vite que la réglementation »

Le grand entretien | publié le : 08.11.2021 | Natasha Laporte

Face à l’accélération du changement climatique, Fabrice Bonnifet, président du Collège des directeurs du développement durable (C3D) et directeur du développement durable et qualité-sécurité-environnement du groupe Bouygues, alerte sur l’urgence de transformer les modèles d’affaires et sur la nécessité de former les collaborateurs aux enjeux climatiques.

Sommes-nous passés d’une prise de conscience générale sur le changement climatique à une prise de conscience sur le danger qu’il représente pour la pérennité de l’entreprise ?

Toutes les entreprises, hélas, n’ont pas encore le même niveau de maturité. Le progrès, c’est qu’aujourd’hui, tout le monde en parle. Il y a encore dix ans, beaucoup d’entreprises ne se préoccupaient même pas de ce sujet. Maintenant, il n’y a plus un seul comité de direction d’entreprise qui n’a pas mis la question climatique à l’ordre du jour au moins une fois. Nous avons donc passé un cap. Mais la façon d’aborder ce sujet est très variable : cela va d’une réelle prise de conscience morale jusqu’à, pour certains, la considération du changement climatique comme étant un sujet parmi d’autres. Et, entre la sincérité et le cynisme, il y a bien des nuances…

Les entreprises en font-elles assez de façon volontaire ?

Non, nous en sommes très loin. Les scientifiques nous disent que si l’on veut limiter le réchauffement à 1,5 °C, cela requiert de baisser nos émissions de 5 % à 7 % par an pendant soixante ans ! Mais aujourd’hui, le rythme de baisse des émissions carbone des entreprises n’est pas calé sur ce que dit la science. À l’échelle planétaire, non seulement nous n’avons pas encore commencé à baisser nos émissions, mais nous n’avons même pas commencé à ralentir la hausse ! Nous entrons dans une phase où nous essayons de freiner tout en continuant à accélérer… Si l’on en reste là, le réchauffement climatique sera bien supérieur – de l’ordre de 2,7 °C – à ce qui avait été visé par l’Accord de Paris. Cela peut sembler insignifiant, mais les conséquences environnementales et donc économiques de cette dérive vont être dramatiques.

Appelez-vous donc à des réglementations plus contraignantes ?

Nous avons besoin d’un cocktail de mesures dont, bien entendu, une réglementation plus forte au niveau européen afin d’accélérer les transitions. Mais il faudra aussi que les entreprises mettent en place des mesures volontaires, car si nos espoirs reposent sur les seuls effets de la réglementation, nous n’y arriverons pas. Il convient que les entreprises acceptent de modifier leur modèle d’affaires. Toute la question est de savoir comment continuer de gagner de l’argent tout en émettant moins de CO2. Est-ce qu’on en gagnera autant avec un modèle d’affaires bas carbone ? L’avenir nous le dira, mais dans tous les secteurs, il y aura des gagnants et des perdants. Ceux qui ont plus à perdre ont encore plus intérêt à se transformer rapidement que ceux qui sont déjà « nativement » du côté du modèle de demain. Autrement dit, les entreprises qui sont très dépendantes des énergies fossiles ont des raisons de s’inquiéter si elles ne consentent pas à se réinventer. Bref, pour certaines entreprises, ce sera source d’opportunités, pour d’autres, de menaces. Dans tous les cas, les entreprises ont tout intérêt à anticiper le renforcement de la réglementation et la hausse probable du prix du carbone pour s’imposer des mesures contraignantes qui vont les aider à innover. Il n’y aura pas de business rentable dans une planète étuve où deux cinquièmes des terres émergées seront inhabitables. Enfin, la question de l’évaluation de la performance globale doit également être revue, la préservation du capital financier ne doit plus être la seule façon de mesurer la richesse, nous devons prendre en compte le capital naturel et humain.

Quelle comptabilité préconisez-vous ?

Au C3D, nous préconisons la mise en œuvre d’une comptabilité multicapital, car aujourd’hui, les externalités négatives n’apparaissent pas dans les bilans des entreprises. L’environnement reste donc une variable d’ajustement. Actuellement, nous avons un modèle comptable qui n’est pas adapté à la préservation des ressources naturelles ni à la maintenabilité des écosystèmes. On considère que le capital naturel est illimité, infini et gratuit, ce qui est complètement faux. Il n’est pas infini, il est certes gratuit mais cette gratuité est onéreuse, en termes de coûts de réparation sociale notamment. Nous entrons dans le temps des conséquences de notre inconséquence et de notre insouciance.

Faut-il revoir les systèmes de prix ?

Oui. Dans l’économie bas carbone, certains produits seront moins onéreux, d’autres bien plus chers. Mais il faut aussi accepter de réduire nos besoins et notre consommation, la sobriété n’est plus une option, la difficulté est de la rendre désirable. En tant que citoyens, nous pouvons agir avec notre carte bancaire ! Chacun doit réfléchir en conscience s’il souhaite prolonger un mode de vie qui n’est plus en harmonie avec les limites planétaires. Par ailleurs, il est hautement souhaitable que les modes de rémunération des dirigeants prennent en compte la composante climatique.

Croître tout en polluant moins, est-ce possible ? Comment réinventer les business modèles ?

Est-il possible de croître à l’infini avec des ressources finies ? À chacun de croire ce qu’il veut. Pour rester en vie, les entreprises vont devoir innover mais pas uniquement dans la technologie. Le salut viendra plus sûrement de la reconfiguration des modèles d’affaires et des initiatives telles que le consortium d’acteurs Railsponsible, dans le domaine du rail. Une bonne pratique à dupliquer. La traditionnelle amélioration continue ne suffira pas pour devenir pleinement responsable au regard des défis à relever, nous aurons besoin de rupture. Il s’agit de passer à une économie d’usage et de fonctionnalité, moins intensive en ressources et en énergie grise. En clair, les entreprises doivent éco-concevoir puis fabriquer des produits qui vont durer très longtemps, en cessant l’obsolescence et en abandonnant un marketing qui pousse à la surconsommation, pour vivre davantage de la location des produits qu’elles proposent.

Comment embarquer les salariés dans cette transition ?

À partir du moment où le management supérieur est sincère et explique bien pourquoi il est important d’agir, les salariés comprennent vite que c’est leur intérêt de participer à la refondation de la raison d’être de l’entreprise, que ce soit pour la préservation de leur emploi ou pour assurer un meilleur avenir à leurs enfants. Quand on comprend la gravité et l’urgence de la crise climatique, on est prêt à accepter un certain changement de vie et de façon de produire. Les directions des ressources humaines doivent donc former les collaborateurs sur la question des limites planétaires, les enjeux du dérèglement climatique ainsi que sur la relation entre les changements climatiques et l’économie.

Comment réduire, par exemple, l’empreinte carbone des salariés ?

Sur ce terrain, il y a mille choses à mettre en place, dont le télétravail, mais pas seulement. C’est un ensemble de petites mesures qui finiront par produire de l’impact. Mais cessons de parler de l’anecdotique, le développement durable appelle à des changements structuraux, dans l’organisation du travail et la production. L’heure n’est plus aux simples écogestes, l’heure est à la transformation des modèles d’affaires, avec une reconfiguration des systèmes de production et de commercialisation.

Quelle est l’importance, selon vous, des labels ?

Nous avons besoin de normes et de labels comme référentiels d’excellence. Ils peuvent aider les entreprises à avoir une ligne d’horizon. Bien sûr, tous les labels ne se valent pas. Mais les labels sectoriels, par exemple, permettent de mettre le pied à l’étrier et de faire monter en compétences les acteurs des filières sur ces questions.

Comment travailler sur la confiance et la transparence ?

Les entreprises qui font semblant trahissent leurs parties prenantes et cela se retournera contre elles. Les parties prenantes commencent à être de plus en plus éduquées sur les sujets environnementaux et savoir qu’elles ont été trompées par l’entreprise est dangereux du point de vue de la réputation. La confiance passe par la sincérité et l’engagement. Mais aussi par le renoncement, car certaines choses ne pourront plus se faire comme avant. L’heure n’est plus aux polémiques mais à la transparence et, surtout, à l’action. Pour ce faire, nous avons également besoin des médias pour donner de la place aux (vrais) experts et aux scientifiques, afin d’expliquer la gravité de la situation environnementale. Car, oui, la situation est très inquiétante mais des solutions existent.

Parcours

Directeur du développement durable et qualité, sécurité et environnement du groupe Bouygues, depuis quinze ans, Fabrice Bonnifet préside par ailleurs l’association professionnelle Collège des directeurs du développement durable (C3D) et est l’un des administrateurs du think tank The Shift Project. Ingénieur de formation, diplômé du Conservatoire national des arts et métiers, il a exercé auparavant en tant que directeur qualité, sécurité et environnement au sein du groupe Saur.

Auteur

  • Natasha Laporte