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Le grand entretien

« Les entreprises connaissent mal le sujet de l’égalité »

Le grand entretien | publié le : 25.10.2021 | Irène Lopez

Léa Lejeune, journaliste économique et présidente de l’association Prenons la Une, a enquêté sur le « féminisme washing », autrement dit, l’affichage, de la part des entreprises, de valeurs féministes – sans toutefois traduire ce discours dans les faits.

Quelle est l’origine de votre enquête ?

Le point de départ a été le féminisme dans la haute couture. En 2017, Dior lance un tee-shirt qui porte le message « We should all be feminists » (Nous devrions tous être féministes). Ce sont des mots empruntés au titre d’un essai de l’écrivaine et militante nigérienne Chimamanda Ngozi Adichie, qui préconise d’éduquer garçons et filles autrement. Le tee-shirt devient un objet politique. Des chanteuses et actrices célèbres le portent. Dior est alors associé au féminisme. Or le prix du tee-shirt – 620 euros ! – exclut d’office une partie des consommatrices. Pour faire taire les critiques, la marque reverse une partie des recettes aux programmes d’une ONG sur l’éducation et l’aide d’urgence à des enfants de pays en crise. L’action noble de la donation évite les soupçons de récupération. Autant dire que Dior a versé dans le « blanchiment féministe » !

Quel est le secteur le plus inégalitaire en matière de salaire ?

C’est, sans aucun doute, le secteur bancaire. Les femmes y représentent 57 % des salariés mais seulement 16 % des dirigeants. Elles sont nombreuses au guichet mais rares dans la banque d’affaires. La division des tâches se répercute sur le bulletin de paie : l’écart de salaire à temps plein entre les hommes et les femmes s’élève à 36 %, selon la Dares. Et la Caisse d’épargne Île-de-France a beau organiser chaque année une journée « Equal Pay Day », en octobre 2020, elle a été assignée en justice dans le cadre d’une action de groupe pour discrimination en raison du genre. Selon la CGT, les femmes y gagnent en moyenne 18 % de moins à temps plein que les hommes, soit une différence de près de 700 euros par mois. Si cette action de groupe réussit, la décision pourrait s’appliquer aux 2 700 salariées. En attendant, la Caisse d’Épargne Île-de-France se défend, en rappelant qu’elle a obtenu 94 sur 100 à l’Index égalité professionnelle…

Le secteur de la logistique, souvent décrié, est-il concerné par le « féminisme washing » ?

Amazon Web Services affiche une image impeccable en interne et à l’extérieur. Pourtant, en octobre 2018, un rapport de l’ONG Free & Fair Markets Initiative a montré qu’Amazon continue de décevoir dans les domaines clés pour les femmes. Ainsi, plus des trois quarts des postes de direction seniors sont occupés par des hommes. Et les femmes ne représentent que 23 % des 13 000 cadres et managers. C’est pourquoi, en 2018, le fonds activiste Arjuna Capital, actionnaire du groupe, a donné une mauvaise note à Amazon en matière d’égalité salariale et réclamé des chiffres détaillés et des mesures pour corriger le fossé.

Quid de la restauration ?

Dans mon livre, je cite l’exemple de McDonald’s. En 2018, en Californie, pour célébrer le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, la directrice d’un magasin franchisé renverse le M de l’enseigne en W pour « Women ». Le clin d’œil, plutôt réussi, est repris par le siège. Mais, l’année suivante, plus de 20 plaintes pour harcèlement sexuel sont déposées aux États-Unis contre le géant de la restauration rapide. Idem en France, en 2020, avec 25 cas de harcèlement sexuel et 7 agressions sexuelles recensés. Ces faits perdurent car, en France comme outre-Atlantique, la grande majorité sont des franchisés qui gèrent leurs RH comme ils l’entendent. Enfin, au siège de McDonald’s France Services, la situation n’a rien d’idéal : il y a 7 hommes parmi les 10 rémunérations les plus élevées ; les hommes représentent 55 % des cadres, les femmes 87 % des employés. En outre, les femmes cadres sont moins rémunérées que les hommes, toutes catégories confondues. Bref, McDonald’s n’est féministe qu’un jour par an…

Les erreurs peuvent-elles être de bonne foi ?

Aujourd’hui, aucune entreprise n’ose dire qu’elle discrimine ou ne soutient pas l’égalité. La chercheuse Anne Boring explique qu’il y a de nombreuses entreprises sincèrement convaincues qu’il faut agir pour l’égalité. Mais elles ne savent pas comment procéder. Elles connaissent mal le sujet ou ne comprennent pas les enjeux derrière les méthodes de calcul des écarts salariaux. Les réseaux de femmes en entreprise font partie des erreurs commises. C’est inefficace car ils ne règlent rien. Ils ne sont qu’une excuse pour ne pas remettre en cause les normes d’encadrement, le présentéisme ou la disponibilité demandée aux cadres…

Existe-t-il de bons exemples ?

En France, à part quelques PME modèles – une petite dizaine – aucun aspirant ne rend une copie parfaite. On trouve néanmoins d’excellents élèves. L’Oréal est un cas d’école. J’ai rencontré Jean-Claude Legrand, directeur général des RH du groupe. Il siège, comme moi, au Haut Conseil à l’égalité, une instance indépendante chargée d’évaluer les mesures en faveur des droits des femmes et de faire des propositions au gouvernement. Il travaille chez L’Oréal depuis 1996 et s’occupe de diversité depuis 2012. Il a appliqué une politique volontariste pour montrer que les femmes avaient une chance de faire carrière : promouvoir des femmes, compétentes, aux postes de direction dès que l’un se libère. C’est le bon moyen pour attirer les meilleurs talents du monde. Les femmes voient des « rôles modèles » dans tous les métiers – direction des entités cosmétiques ou technologies – et elles se disent qu’elles vont être promues comme les hommes, avoir les mêmes opportunités. Le DRH a commencé par mesurer les écarts de salaire « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire que les effets de l’âge, de l’ancienneté, du temps partiel et du niveau hiérarchique du poste ont été statistiquement corrigés, pour repérer et réparer les problèmes. Pour cela, il a fait appel à des chercheurs indépendants. Résultat : en 2007, les femmes étaient payées 19 % de moins que les hommes et seulement 3,2 % en 2019. C’est comme cela que L’Oréal a pris conscience du rôle essentiel de la promotion des cadres et de la nécessité de changer la classification des métiers. La multinationale ne fait cependant pas un sans-faute : il reste un écart de salaire inexpliqué chez les cadres de 3,1 % qu’elle peine à corriger.

Quelles pratiques et mesures concrètes recommandez-vous ?

Outre le fait de nommer des femmes aux postes de direction, comme chez L’Oréal, il faut aménager le travail pour aider les mères et pères de famille à concilier vie privée et vie professionnelle. C’est d’ailleurs l’une des premières revendications des salariés de la génération Y. Cela passe par des mesures simples comme interdire les réunions avant 9 heures le matin et après 18 heures et implanter des crèches d’entreprise. En outre, le mentorat, avec un accompagnement mixte, a porté ses fruits chez Airbus ou Coca-Cola. En règle générale, l’entrée en vigueur d’un programme de mentorat conduit à une augmentation de 10 % du nombre de femmes managers. En outre, cette mesure ne coûte quasiment rien, à part du temps humain. Toutes les bonnes idées ne sont pas fléchées « égalité ». L’une des méthodes les plus astucieuses repose sur la mise en contact ou le rapprochement de groupes qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Par exemple, faire travailler les femmes du commercial et du marketing avec les hommes de la technologie montre qu’elles sont aussi compétentes que leurs collègues masculins. Cela permet de casser les stéréotypes. Enfin, pourquoi ne pas miser sur la transparence des salaires ? Elle permet de négocier à l’embauche, de se situer et de repérer les écarts injustifiés. Dans une entreprise américaine, l’écart de salaire était dévoilé service par service, poussant les managers à corriger leurs erreurs pour éviter la honte. Par ailleurs, des études montrent un effet incongru. La transparence des salaires permet effectivement un rééquilibrage entre les hommes et les femmes, mais cela ne passe pas par des augmentations du salaire des femmes, mais plutôt par un ralentissement des augmentations des hommes, d’après un exemple danois. Cette mécanique ne va pas plaire aux hommes. Elle devrait pourtant satisfaire les entreprises les plus pingres.

Qui peut agir ? Les services RH ?

Il faut que le PDG ou un membre de la direction décide de prendre le sujet à bras-le-corps et l’impose, même si cela suscite des réticences. Hélas, ces leaders sont encore trop rares. Et il faut qu’un membre du comité de direction comprenne les enjeux et soit convaincu de leur importance pour engager une politique volontariste et impulser des mesures concrètes qui se répandront par capillarité dans tous les services. Cela peut être le dirigeant, une personne en charge de ces sujets, voire un fonds activiste qui pousse l’entreprise à se féminiser.

Parcours

Léa Lejeune est journaliste économique. Elle préside l’association Prenons la Une, créée en mars 2014, pour une meilleure représentation des femmes dans les médias. Diplômée de Sciences Po Grenoble en 2010, elle a fait ses premières armes à Libération. Elle travaille aujourd’hui au sein de la rédaction de l’hebdomadaire Challenges, où elle écrit sur les questions féministes. En mars 2021, elle a publié le fruit d’une enquête extrêmement documentée à la jonction entre les thématiques féminisme et économie : Féminisme washing, Quand les entreprises récupèrent la cause des femmes (éditions du Seuil). À partir de novembre, elle donnera des conférences destinées aux entreprises et leur montrera que le féminisme est un sujet dont doivent s’emparer davantage les RH que le service communication.

Auteur

  • Irène Lopez