logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le grand entretien

« Une réduction massive du temps de travail s’impose »

Le grand entretien | publié le : 18.10.2021 | Frédéric Brillet

Image

« Une réduction massive du temps de travail s’impose »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son essai iconoclaste Travailler moins autrement ou ne pas travailler du tout, Serge Latouche prône l’avènement d’une société de sobriété heureuse qui se détournerait du culte du travail en misant sur la décroissance et la démondialisation…

Votre livre pointe que, d’un côté, de grands cabinets annoncent une destruction massive d’emplois du fait des nouvelles technologies, et que, de l’autre, les entreprises que ces cabinets conseillent appellent à travailler plus et plus longtemps pour sauver la compétitivité et les retraites…

C’est l’une des contradictions du système capitaliste. Les salariés étant une variable d’ajustement, la compression des coûts et les progrès de productivité entraînent à la fois la disparition des emplois et l’accroissement des horaires de travail ou son intensification pour ceux dont l’emploi perdure. Et plus ce dernier se fait rare, plus les employeurs peuvent imposer leurs conditions aux salariés. Pourtant, les économistes n’ont eu de cesse d’imaginer un monde libéré du travail, et ce, dès la naissance du capitalisme moderne et la diffusion du machinisme. On trouve cette idée chez John Stuart Mill, les socialistes utopistes, puis chez Keynes. À notre époque, l’Américain Jeremy Rifkin a repris le flambeau…

Pourquoi les promesses de la modernité ne pourraient-elles pas être tenues dans une économie capitaliste ?

L’objectif du capital étant la maximisation du profit et non le bien-être des rouages de la machine, la fuite en avant pour la maintenir perdure. La réalisation de cette promesse est toujours reculée au fur et à mesure qu’on avance. Aujourd’hui, avec la robotisation et le développement de l’intelligence artificielle, on observe l’expansion de ce que l’anthropologue David Graeber a dénoncé sous le nom de bullshit jobs. De leur côté, les prophètes du transhumanisme nous annoncent une servitude renforcée pour l’immense majorité des hommes normaux, c’est-à-dire non augmentés. Ceux-ci survivraient grâce à un revenu universel médiocre, tandis qu’une élite, grassement rémunérée, travaillerait à la gestion du meilleur des mondes.

Mais, dans les pays développés, on travaille tout de même moins et on gagne plus qu’au XIXe siècle. Et ces progrès sont advenus dans des systèmes capitalistes…

Certes, mais le temps de travail demeure excessif. Il dévore la vie, étouffe la citoyenneté, engendre le stress et la souffrance. Travailler plus est d’autant plus absurde qu’à défaut de changement d’orientation, cela ne peut qu’accélérer le moment de la catastrophe écologique. Ensuite, les avancées sociales que vous évoquez se sont inscrites contre le capital. Mais elles demeurent fragiles et relatives. La loi des 35 heures s’est souvent traduite en France par un accroissement de la productivité horaire. Par ailleurs, le temps libéré au XXe siècle a été largement compensé par l’augmentation du travail fantôme, dont l’accroissement des temps de déplacement domicile-travail. Les acquis sociaux peuvent aussi être remis en cause. Avec la contre-révolution néolibérale Thatcher-Reagan et la globalisation, l’on a assisté à une régression. Encore aujourd’hui, les congés payés demeurent très peu développés aux États-Unis et le Royaume-Uni se montre hostile à une trop forte réglementation sociale : la loi y fixe la durée maximale hebdomadaire à 48 heures qui peut être dépassée si le salarié le souhaite ou si on le lui demande. Théoriquement, le salarié peut refuser d’aller au-delà, mais si l’employeur menace de le licencier, ce qui est facile, on voit mal comment il pourra résister à la pression.

Vous vous en prenez aussi au « travailler plus », qui aboutit en fait à « gagner moins »…

La possibilité d’augmenter les revenus des actifs via les heures supplémentaires mène à une impasse sur le long terme. Le salaire tend en effet à baisser quand l’offre de travail augmente par rapport à la demande. Pourtant, l’on voit des salariés déjà en poste se porter volontaires pour travailler encore plus ! En revanche, le salaire tendra à augmenter si l’offre diminue, comme cela s’est vérifié dans diverses conjonctures historiques. Un refus massif des heures supplémentaires peut donc contribuer à améliorer les salaires.

Que faut-il faire pour poursuivre la réduction du temps de travail ?

Sans réglementation du politique qui n’advient que sous la pression des mouvements sociaux, les promesses de réduction du temps de travail demeureront dans les limbes. Dans la société de croissance qui est la nôtre, le « travailler moins » peut être obtenu par des luttes sociales, comme le montre la loi sur la semaine de 35 heures. Cela ne se fera pas spontanément : la décroissance forcée provoquée par le premier confinement décrété pour lutter contre la pandémie de Covid-19 confirme cette incapacité de l’économie capitaliste à évoluer sur ce thème – alors que se présentait l’occasion de sortir d’un modèle nuisible à l’environnement… La réduction massive et nécessaire du temps de travail ne se réalisera donc que par la rupture avec l’obsession de croissance. Reste que ce projet requiert de réintroduire une dose de protectionnisme, interdit aujourd’hui par l’Union européenne. C’est nécessaire pour développer la relocalisation dont la pandémie a montré la nécessité et qui ne peut advenir sans un certain degré de protection. En fait, il s’agit de trouver un bon compromis entre protection sociale, environnementale et fiscale, et émulation entre entreprises pour éviter les rentes de monopole.

En quoi un modèle fondé sur la décroissance permettrait-il de travailler moins d’heures par semaine ?

En sortant du cercle vicieux de la logique de croissance, on diminue la pression de la création artificielle des besoins et la nécessité de produire toujours plus. Il devient alors possible de transformer les gains de productivité en baisse des horaires de travail. Pour les objecteurs de croissance dont je fais partie, la relance par la consommation est par principe exclue puisqu’elle est incompatible avec l’atteinte de la neutralité carbone, et plus généralement de l’objectif d’une empreinte écologique soutenable, dans un délai raisonnable. Une réduction forte du temps de travail imposé constitue donc l’une des mesures souhaitables pour assurer à tous un emploi satisfaisant et permettre une réduction des deux tiers de notre consommation des ressources naturelles, en attendant de pouvoir sortir de la société travailliste de croissance. Cela constitue un véritable défi : il a fallu plusieurs siècles pour y entrer, on n’en sortira pas du jour au lendemain. On le désire et on met en place une transition en bon ordre, ou alors on y est contraint avec l’effondrement de notre civilisation.

Cette proposition est très iconoclaste…

Effectivement, la croissance molle, 1 % ou 2 % par an au mieux, ne suffit pas à faire régresser le chômage, alors même que les nouvelles technologies détruisent plus de postes de travail qu’elles n’en créent. Dans ce contexte, adopter le projet de la décroissance condamnerait, pense-t-on, à aggraver le chômage.

In fine, vous imaginez une société de sobriété heureuse dans laquelle, après avoir beaucoup réduit le temps de travail, on pourrait même vivre sans travailler…

Il y a toutes les raisons de penser qu’une société de décroissance n’aurait aucune peine à susciter de l’activité autonome pour tout le monde. Toute la production nécessaire et souhaitable y serait réalisée par des producteurs indépendants ou par des structures associatives, voisines sans doute des mutuelles, coopératives et autres, qu’on trouve dans l’économie sociale et solidaire. Chacun s’y livrerait à des activités qui satisfont ses envies, ses talents et ses besoins. Mais l’avènement de cette société implique d’abord la nécessité de décoloniser des imaginaires asservis par le culte du travail et du consumérisme.

Parcours

Serge Latouche est un économiste et philosophe français. Professeur émérite à la faculté Jean Monnet (Sceaux) de l’université Paris-XI, il dirige la collection Les Précurseurs de la décroissance aux éditions Le Passager clandestin et Jaca Book en Italie. Il est aussi l’un des contributeurs historiques de La Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales). Il a publié Travailler moins autrement ou ne pas travailler du tout aux éditions Rivages, en août 2021.

Auteur

  • Frédéric Brillet